La Finlande à hauteur d’enfant

Le plus petit dénominateur commun est la première partie de la Trilogie de Helsinki, autobiographie de Pirkko Saisio, née en 1949. Romancière, dramaturge, metteuse en scène, comédienne, on la décrit souvent comme l’enfant terrible des lettres finlandaises. À travers les yeux d’une fillette, dans une langue rythmée dont la poésie laconique mêle humour et angoisse, l’autrice raconte l’élargissement de l’horizon par cercles concentriques, la prise de conscience de la place réservée aux femmes, les premiers émois amoureux et la naissance de l’écriture. Ce récit brûlant de vie et de perspicacité fait le portrait de l’héroïne et de sa famille mais aussi celui de la Finlande populaire des années 1950.

Pirkko Saisio | Le plus petit dénominateur commun. Trilogie de Helsinki 1. Trad. du finnois par Sébastien Cagnoli. Robert Laffont, coll. « Pavillons », 320 p., 21 €

Le rapport de Pirkko Saisio avec ses parents est au centre du Plus petit dénominateur commun. D’ailleurs, le livre se termine sur l’enterrement de son père, comme il s’ouvre, ou presque, sur son AVC. C’est cette mort qui a décidé l’autrice à écrire sa trilogie, dont elle représente ainsi à la fois le début et la fin. Les voix de l’enfant et de l’adulte se mêlent, se confondent, se divisent et se réunissent avec finesse, sans que l’une prenne le pas sur l’autre. La mère étant morte bien plus tôt, le livre fait aussi l’histoire du vide que cette disparition a creusé en sa fille ; « Ma mère me manque » en sont les derniers mots.

La mère représente un modèle inaccessible car, tout en enviant sa féminité, la fillette voudrait « être un garçon ». Elle perçoit les injustices faites aux femmes, en particulier à sa grand-mère dépressive, double injustice puisque, bien qu’âgé, le papi ivrogne et volage est « encore considéré comme un homme, mais sa mamie n’était plus considérée comme une femme ». Au parc d’attractions, on – les hommes – lance des balles de tennis sur des « nymphes » et « si la balle atteint le bon endroit, le support bascule et la nymphe tombe dans l’eau en criant […] quand la nymphe remonte à la surface, le mascara dégouline sur les joues de la nymphe, et la nymphe n’arrive même plus à faire semblant de sourire ».

La jeune Pirkko ressent une forte attirance pour les figures de femme rayonnantes. Sa mère, sa cousine plus âgée Helena, la « pourfendante » Miss Lunova qui, dans son maillot de bain, annonce les numéros d’un spectacle, la tante Hilkka, trapéziste au nez pointu et au sang chaud, et Aira Hokkanen, l’institutrice trois fois traîtresse.

La plus tranchante, c’est la tante Martta, celle qui a « quelque chose de la louve ». Le reste de la famille ne l’aime pas, mais elle raconte si bien les histoires. L’oncle Väinö, bien qu’ayant bourlingué de La Havane à Buenos Aires, se révélant « conteur paresseux et édenté », Martta s’approprie et enjolive ses récits. En marge et narratrice, brune comme l’autrice, elle seule, de ses yeux noirs, sait vraiment voir l’adolescente. Elle lui ouvre la voie, comme une sorte de saint Jean-Baptiste. L’enfant qui apprend à raconter et à se mettre à distance, à se diviser entre « la Plaigneuse et la Railleuse », sera capable de supporter l’anxiété, la culpabilité d’être mauvaise parce que brune et pas blonde, d’avoir souhaité un incendie, de n’être qu’une rêveuse qui déçoit son père.

Pirkko Saisio Le plus Petit dénominateur commun
Pirkko Saisio (2023) © Timo Ahonpaa

« J’avais huit ans quand c’est arrivé pour la première fois […] J’ai écrit une phrase dans ma tête : Elle ne voulait pas se réveiller. J’ai corrigé la phrase : Elle aurait voulu ne pas encore se réveiller ». Le plus petit dénominateur commun commence par l’histoire d’une façon d’être au monde qui devient vocation : « j’étais devenue elle, sans cesse observée ». Ce dédoublement salvateur, on l’apprendra à la fin du livre, naît d’une terrible déception, de la première trahison. Grâce aux mots, la fillette de huit ans trouve le moyen de prendre sa revanche sur l’autorité indifférente et injuste qui s’exerce sur elle, de s’en émanciper.

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Les mots du Plus petit dénominateur commun sont simples, directs, une phrase correspond à un paragraphe, ce qui crée un rythme très particulier, celui des découvertes successives, dans le présent, faites par un enfant. Souvent, la phrase s’interrompt sur un mot de liaison, deux lignes sont sautées, puis elle reprend son chemin ; comme s’il fallait un temps d’observation, d’écriture « dans [l]a tête » pour relier les expériences. De même, les chapitres se terminent souvent sur une révélation qui leur donne tout leur sens. Celui-ci se construit pied à pied, dans la lutte de l’enfant pour déchirer l’opacité dont on l’entoure.

En filigrane, Le plus petit dénominateur commun décrit également, à travers les oncles, les tantes, les grands-parents et les ancêtres, la classe laborieuse. Sa misère : l’oncle Olli qui vomit de peur en déneigeant les toits, « le père de son papi […] entouré d’une nuée de dix enfants non moins vivants, pieds nus, dont six succombèrent à la faim et aux maladies avant d’avoir atteint l’âge adulte », l’arrière-grand-mère, à la misère inscrite sur les photos, qui ne possédait ni four ni cuisinière. On suit les espoirs des parents de la narratrice. Leurs engagements apparaissent à des détails. Le père projette des films soviétiques pour l’Association Finlande-URSS, le vêtement préféré de la mère est une « robe de Bucarest » (visible sur la photo de couverture). L’histoire tragique de la classe ouvrière affleure : l’oncle Väinö fut enfermé dans un camp de prisonniers après la guerre civile finlandaise de 1918 ; le premier mari de la grand-mère, garde rouge enfui en Russie est mort de faim dans un autre camp, russe celui-là.

Bien que leurs écritures n’aient pas grand-chose à voir, Le plus petit dénominateur commun a de nombreux points communs avec Gorge d’or d’Anni Kytömäki, traduit en 2023. La force suggestive d’un récit, qui, grâce à l’implicite, dit sans dire et accumule l’émotion. La présence en toile de fond de la guerre civile finlandaise ou de la fennisation des noms suédois dans les années 1930. La justesse de la sensibilité enfantine, l’écart entre ce que disent les adultes et ce qu’ils taisent, et des héroïnes aux vies difficiles mais à la volonté farouche, qui, ne s’en laissant pas compter, affirment obstinément leur personnalité.

L’héroïne rêveuse et railleuse du Plus petit dénominateur commun reviendra en septembre 2024 et en 2025, avec les tomes 2 et 3 de la Trilogie de Helsinki.