Au croisement de l’histoire et de l’ethnologie, Bernadette Lizet narre une épopée familiale qui nous plonge dans une France rurale où le cheval tenait une place considérable. Enquête sur ces marchands de chevaux en France sur un siècle, Le cheval en robe de mariée décrit avec une grande finesse toute l’ambivalence des rapports entre l’homme et l’animal, liens à la fois utilitaires, commerciaux et affectifs.
C’est l’histoire d’un monde pas si ancien, dans lequel le cheval était l’animal « dont tout le monde a besoin », pour travailler la terre, déplacer des charges lourdes, entraîner des systèmes mécaniques [1]. Au fil de ses enquêtes sur les rapports entre l’être humain et les autres vivants, Bernadette Lizet a accumulé des « montagnes de données », dont elle a tiré plusieurs travaux remarquables sur les chevaux et leurs usages [2]. Parmi ses interlocuteurs privilégiés, les Perraguin, une famille de marchands habitant le village bien nommé de Poulaines, dans l’Indre. Ce qu’ils lui ont raconté, expliqué, donné à voir était, de son propre aveu, son « jardin secret » et constitue le matériau principal de ce livre.
Les gens du négoce, écrit Bernadette Lizet, « ne sont pas sans ressemblance avec les géographes et les ethnologues, en ce qu’ils cultivent une connaissance fine des cultures locales. Comme eux, ils manient l’art de les comparer et d’en tirer une information distanciée ». Ils sont des professionnels du lien social et de la diversité culturelle, avec lesquels l’ethnologue assume tout au long du livre une totale empathie. Par son choix d’un récit vivant, sans appareil critique superflu et au plus près des acteurs dont elle cite abondamment la parole, l’auteure restitue avec talent la poésie imagée de ce milieu.
Depuis 1880, Louis Perraguin s’était lancé dans le commerce des chevaux de service dans un périmètre de 35 km autour de la ferme familiale. Lorsqu’il doit passer la main à ses quatre fils, en 1900, c’est Abel qui prend les choses en main et élargit considérablement le rayon d’action. Ce sera l’âge d’or de leur commerce, jusqu’aux années 1930, à partir d’une circulation incessante entre la Bretagne et l’est de la France. Tout un système logistique est mis à profit et, davantage que le fouet ou le bâton, l’indicateur des chemins de fer de l’imprimerie Chaix devient l’outil de travail de ces maquignons. Les hôtels « de la Gare » et leurs écuries sont pour les Perraguin « de véritables ports d’attache ».
Daniel, l’un des fils de Louis, le « frère rebelle » parce que le seul à se marier, se souvient de cette époque bénie : « Le commerce était terrible et il était bon, y avait pas d’entrave, c’était la liberté. La liberté, c’est tout dans la vie ». Métier de nomades, d’où les fortes affinités avec les Tsiganes croisés sur les routes ou les foires. Abel vit plusieurs mois de l’année en Bretagne, ses frères passent leur temps à des centaines de kilomètres du berceau familial. Mais leur sœur Gisèle, comme leur mère avant elle, ne bougera pas de la maison natale ; « son destin est scellé ». Le maquignonnage est un monde d’hommes, en dehors de certaines épouses de marins bretons qui doivent gérer les affaires commerciales en l’absence des maris.
« L’âme du métier », c’est la foire, véritable théâtre où tout se joue. Bernadette Lizet, qui y a participé elle-même, nous place au cœur de la chorégraphie, faite de « joutes par l’éloquence », de rituels commerciaux et de confrontations allant jusqu’aux limites de l’affrontement physique. On y utilise un vocabulaire spécifique, opaque pour les non-initiés, au point que lorsque Jean-Claude, l’héritier de la famille, veut se lancer à son tour, il avoue : « Les oncles, je ne comprenais pas leur langage ». Pour les grandes foires, comme Beaucroissant ou Bourg-en-Bresse, le marchand prépare ses chevaux : le crin de la queue est tressé avec de la paille de seigle et du raphia, parfois mêlé de rubans de couleur variant avec la robe de l’animal, le poil arrangé avec des ciseaux de coiffeur. C’est ainsi qu’on met le cheval « en robe de mariée ». Cette préparation peut être l’occasion de ruses, comme lorsque Abel transforme les poulains gris en alezans avec une brosse à chaussures et une teinte au permanganate, afin de répondre à la demande du marché local. Voilà typiquement ce que Bernadette Lizet appelle le « vol honnête », une tromperie qui relève de la simple astuce parce qu’elle ne porte pas sur de graves défauts. Cela fait partie de la métis des maquignons que l’auteure compare à celle des Grecs telle que l’a analysée Jean-Pierre Vernant.
À l’aune de notre époque volontiers anthropomorphique, le récit de certaines scènes pourra choquer. Car le transport des poulains en wagon, sur de longues distances, ne se fait pas sans violence : sur les quais de gare, on sépare brutalement les jeunes et leurs mères, les hennissements sont assourdissants, les commis doivent jouer du bâton pour empêcher les évasions, les wagons sont parfois chargés au-delà du raisonnable. À l’arrivée, l’équarrisseur s’occupe de ceux qui n’ont pas survécu au voyage. La question du « bien-être animal » ne se pose qu’en termes économiques, l’important est de ne pas abimer la marchandise. Mais Bernadette Lizet n’en reste pas à cette vision sans nuance, car, si dans le cadre commercial on traite les animaux en « lots » et en « wagons », il en va tout autrement des bidets ou des chevaux de service attachés à la maisonnée. L’auteure retrace avec un grand talent narratif quelques vies de chevaux, comme celle de Nénette, croisée avec un demi-sang, qui « faisait tout », du transport de fumier à la traction du corbillard. Le lecteur retrouvera dans l’index les noms de ces chevaux de service (Lapin, Tambour, Bayard…) parmi les noms de personnes. Cela dit beaucoup de la place de l’animal dans cette société rurale. On dit même des Bretons qu’« ils ont du sang de cheval », à n’en pas douter. Si « en pays de petite culture, les gens pleuraient leur cheval mort », le lecteur pourra être troublé par la formule « l’année 1970 est doublement endeuillée », exprimant une apparente équivalence entre le décès de la mère de famille, Églantine Perraguin, et le départ pour la boucherie de Coco, le cheval serviteur par excellence dont il a fallu se séparer : « j’ai eu le cœur gros », avoue Jean-Claude.
À partir des années 1950, le système Perraguin subit un double bouleversement sous l’effet de la motorisation. D’abord, le tracteur prend le dessus sur le cheval pour les travaux de la terre. Ensuite, les camions deviennent un outil indispensable aux négociants en bêtes, supplantant le train. Celui-ci était l’un des piliers de la méthode des Perraguin, auxquels les vendeurs demandent désormais de prendre en charge les poulains directement à la ferme, tandis que les clients veulent être livrés à domicile. La famille cherche à s’adapter, mais le déclin est inéluctable sous la pression d’une certaine modernité. Jean-Claude devra changer son fusil d’épaule en devenant éleveur, étalonnier calquant son métier sur les nouvelles pratiques et les nouveaux marchés des années 1970-1980 : les néo-ruraux et les innovations agricoles écologiques (marginales) d’un côté, la patrimonialisation et le folklore de l’autre.
Dans les années 1950, lorsqu’un industriel s’est mis à produire des tracteurs à Vierzon (à 40 km de Poulaines), il les a nommés « Percheron ». La généalogie entre l’animal et la machine était ainsi affirmée, l’effacement de l’un au bénéfice de l’autre clairement acté. Les réformes des années 1960 vouent le cheval exclusivement aux sports et aux loisirs, son usage pour le travail devient un archaïsme, incompatible avec le productivisme à marche forcée. Les investissements paysans dans la motorisation, encouragés et soutenus par l’État, transforment en profondeur le monde rural. Le malaise exprimé dans les récentes manifestations d’agriculteurs découle très directement de cette époque et des choix effectués alors.
[1] Pour une mise au point récente sur l’animal au travail, voir François Jarrige, La ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité, La Découverte, 2023. L’auteur y montre qu’au-delà de l’image archaïque de la force animale, celle-ci a pleinement contribué à l’essor de l’industrie, parallèlement aux énergies fossiles.
[2] Le cheval dans la vie quotidienne. Techniques et représentations du cheval de travail dans l’Europe industrielle, Berger-Levrault, 1982 (réédité chez CNRS Editions, 2020) ; La bête noire. À la recherche du cheval parfait, MSH/Mission du Patrimoine ethnologique, collection Ethnologie de la France, 1989 ; Champ de blé, champ de course. Nouveaux usages du cheval de trait en Europe, Jean-Michel Place, 1996