Fougue sentimentale

Tout au long du nouveau recueil de l’écrivaine québécoise Hélène Frédérick, Charleston 1974, qui paraît aux éditions montréalaises L’Oie de Cravan, une photographie de l’Américain John McWilliams donne à l’auteure l’occasion d’explorer sa propre enfance. De la rencontre avec cette image se dégage un univers poétique particulièrement sensuel et troublant.

Hélène Frédérick | Charleston 1974. L’Oie de Cravan, 68 p., 15 €

C’est une photographie en noir et blanc, prise en 1974 à Charleston (Caroline du Sud). Il n’y a rien d’écrit dessus. Elle donne simplement à voir : un portrait, un paysage. Une jeune fille, entre l’enfance et l’adolescence, assise nonchalamment sur une chaise dans un jardin, cheveux en bataille, yeux mi-clos et cuisses entrouvertes, tient sur ses genoux un tableau qu’elle tend au soleil comme si elle tendait au monde un miroir. Le tableau représente une vallée, des arbres, une rivière, dont le tracé sinueux se confond avec son corps. 

Dans Une grande maison, cette nuit, avec beaucoup de temps pour discuter, son premier recueil de poésie (L’Oie de Cravan, 2021), Hélène Frédérick envisageait sa démarche poétique comme un processus possible de remémoration : « Écrire pourrait signifier chercher à se souvenir d’une histoire qu’on n’a pas vécue ». Dans Charleston 1974, son projet est singulier : le recueil, composé de trois parties distinctes, donne à lire une suite de courts poèmes en vers libre qui paraissent entrer en émulsion avec la photographie de John McWilliams. De cette rencontre naissent des bribes de souvenirs d’enfance qui se multiplient à mesure que l’autrice réinvestit la photographie :  

la saveur des feuilles et 

la pulpe de tes doigts nous propulsent 

dans un passé velouté 

le souffle d’une implosion

minuscule 

dense comme un nœud dans le bois

un goût d’inexpliqué 

Les poèmes, brefs et condensés, donnent lieu à des images de revivification, de chaleur et de reverdie. Ils livrent le récit d’une métamorphose : c’est un paysage « à même le corps » que donne à voir la poétesse, un « corps-paysage ». Le corps de la jeune fille de la photographie, qui pourrait être aussi celui de la poétesse, et de tout lecteur, se mêle aux attributs de la nature. Hélène Frédérick construit dans sa poésie une langue très sensuelle. Les nombreuses métaphores sensorielles du livre rendent compte aussi d’une parole qui se déploie à mesure que l’adresse à l’image se fait plus ténue. La photographie de John McWilliams, mystérieuse, a vocation à s’élargir. Elle répond surtout au désir d’une altérité dans l’espace du recueil. 

Hélène Frédérick choisit dans son livre de ne pas se restreindre à la seule esquisse descriptive de cette photographie. Elle en éprouve pleinement la part fantasmatique et imaginaire : elle l’invoque. La dynamique centrale de Charleston 1974 réside dans cette force concédée à l’appel. La photographie de Charleston est le point d’adresse essentiel du recueil qui permet à la poétesse de nouer de façon saisissante l’histoire recréée de cette photographie aux souvenirs de sa propre enfance : 

rappelle-moi, Charleston, la sueur et 

le parfum du feu qui courait

sur les trottoirs

rappelle-moi nos amis

caressés au passage

les cheveux coupés au hasard 

après la nuit sucrée 

pour une paire de ciseaux 

trois paires de mains dans la crinière 

sacré Bataille

au balcon 

L’expérience poétique à laquelle se livre Hélène Frédérick consiste en une quête d’une origine depuis l’enfance. Est-ce l’énigme d’une voix qui surgit du passé et qui chuchote à l’oreille de la poétesse dans le présent de l’écriture ? Est-ce l’énigmatique attrait d’une photographie qui insiste au cours du temps ? Dans le livre, l’approfondissement de l’enfance et de l’adolescence à travers les motifs de la photographie de John McWilliams produit un trouble à même les images du livre et à travers les voix qui les portent. Même si les poèmes n’émanent que d’une seule bouche qui en appelle constamment à un autre que soi, la frontière entre les souvenirs personnels et la photographie n’est jamais bien nette ni bien définie.  

Hélène Fréderick, Charleston 1974
Charleston © John McWilliams

L’originalité de Charleston 1974 réside dans cette part indéterminée du souffle poétique. Le recueil produit par endroits un brouillage partiel des voix, dans la réversibilité des pronoms « je » et « tu ». Cette équivoque pose la question d’un dialogue, en tout cas d’un écho, alors que les instances énonciatives au fil des sections du recueil deviennent de moins en moins définies. Comme l’empreinte d’un seul et même souffle, le « nous » fait par endroits office de réunion. 

le tracé de l’eau confondu 

avec sa taille

l’espace 

ouvert en elle 

C’est aussi notre histoire 

Le désir est le ressort premier de la poésie d’Hélène Frédérick. Il est fondamentalement lié à un autre que soi, ou à un autre en soi. En la lisant, on pense à l’écriture poétique comme à l’amour, c’est-à-dire à ce que René Char appelait « l’amour du désir demeuré désir ». Hélène Frédérick l’énonce autrement à travers son recueil : la « magie de Charleston » réside dans cette boucle de l’adresse à une image qui ne se ferme jamais vraiment, parce que le « nœud du désir » qui se forme dans le poème à partir de la photographie de John McWilliams demeure comme intact à travers le temps.  

La densité poétique du recueil tient sans doute à ce tissage particulier que la traversée poétique de l’image de John McWilliams doit à la fois dénouer et laisser nouer. Le souvenir est toujours l’énigme d’une apparition. Les images poétiques qui émergent dans ce livre sont comme des flashs instantanés qui surgiraient d’une chambre noire. Elles sont empreintes de mystère, alors qu’elles demeurent toujours liées à une forme d’ordinaire de la vie quotidienne : l’ennui durant l’été, l’amitié fusionnelle entre deux amies, l’ardeur aventureuse de jeux d’enfants, tout ce qui séduit et captive à cet âge, et qui embrase le désir, sont des motifs que l’on pouvait déjà retrouver dans La nuit sauve (Verticales, 2019), roman à trois voix qui traitait des espoirs intérieurs de l’adolescence, et de l’envie intense de faire flamber la morosité du monde adulte.

Hélène Frédérick énonce de façon extrêmement belle et sensible quelque chose qui se trouve au tournant de l’enfance et de l’adolescence et qui ne peut se dire que sous la forme du poème : une fougue. Depuis le passé, et depuis une image qui fascine, ses poèmes flambent à la manière d’un feu d’artifice en plein cœur du présent.