Une langue d’avant les signes

Marie Joqueviel signe, depuis le début de ce siècle, des textes qui sont le fruit de son travail à l’université (livres, articles, conférences), et voilà qu’elle nous revient avec un livre de poésie, signé, cette fois, de son seul nom de Joqueviel.

Marie Joqueviel | Devenir nuit. Poèmes. Gallimard, 96 p., 17 €

Devenir nuit est à l’image de cette double appellation, dérobé, séparé, parce que Marie Joqueviel, même si elle témoignait de l’intérêt pour la poésie en tant qu’enseignante, ne donnait pas vraiment d’indice de son activité d’autrice.

Également parce que ses vers naissent d’un ferment secret qui est celui des rêves.

« faire de nos rêves des lignes d’erre pour tramer nos jours

tirer des fils ———— et les suivre jusqu’à la nuit

s’endormir dans leur nacelle

et rêver jusqu’à l’aube pour contrer le désastre »

Comme la rose, la belle-de-nuit, dont les fleurs ne s’ouvrent qu’à la tombée du jour, les poèmes de Marie Joqueviel sont nocturnes, ils ont besoin pour naître et croître de l’abri du sommeil.

Une discrétion qui conduit Marie Joqueviel, dans un premier temps du moins, à se mettre en retrait, en tant que sujet, dans ce qu’elle écrit, et, pour ce faire, à jouer savamment des pronoms. Comme si elle hésitait, avait du mal à se livrer, se départir de sa distance vis-à-vis d’elle-même, de sa pudeur. Disant cela, nous ignorons si le volume respecte un ordre chronologique, mais le fait est qu’il est bâti, organisé ainsi.

Il commence par un « nous » collectif dans un poème introductif, « Passagers des vents », dédié à James Noël et René Depestre, dont Marie Joqueviel a publié, avec Serge Bourjea, René Depestre. Cahier d’un art de vivre. Cuba 1964-1978 (Actes Sud, 2020).

Ce premier poème diffère des suivants en ce qu’il est un peu à l’image de René Depestre, emporté, chatoyant et baroque.

« Nous savons

que les vents plient

les bustes qui résistent à leurs injonctions

les rebelles qui avancent tête nue dans la tempête

les purs 

même eux consentent à la démesure des souffles »

Le « nous » persiste dans le poème suivant, auquel le volume emprunte son titre, 

« un jour

nous sera rendue cette langue que l’on croyait perdue

morte

langue d’avant les signes qui précédait même le silence

belle

d’être inutile »,

il insiste pour dire ce qui traverse et ce qui passe, le temps, le vent, et « langue d’avant les signes », qui en naîtra peut-être.

Marie Joqueviel, Devenir nuit
Marie Joqueviel (2023) © Francesca Mantovani/Gallimard

Le troisième poème, « Trois visages de la nuit », dédié à Paul Louis Rossi parce qu’inspiré par ses Fuscelli (des poèmes qui dialoguaient avec des dessins du peintre belge André Lambotte), abandonne enfin le « nous » pour un « je » qui conserve néanmoins la distance de l’emprunt. 

Trois poèmes avant d’en arriver à la partie centrale du livre, « Le corps des disparus », et « Le corps des vivants », qui disent le corps humain par le moyen du livre, réceptacle du corps, berceau livré à l’eau, à l’inconnu de la dérive, abandonné, perdu et enfin retrouvé, si l’on en croit la Bible, dont des accents lointains résonnent dans la nuit de Marie Joqueviel.

Trois poèmes avant d’en arriver au « je » de soi, au jeu intime, avant d’y consentir, de s’en défaire et de se résigner à le livrer un peu, sans pour autant abandonner le « tu » de l’autre, le tu de soi trop longtemps tu, le « elle » de soi, qui est aussi celui de toutes, les trois pronoms comme des prénoms, s’enrichissant de leur dialogue, de leur conversation, ponts suspendus, alliés, pour conjurer le vide, le silence, et l’absence de ceux qu’on a perdus.

Le corps du livre n’est pas fantôme, il prend la place, prend le relai du vivant défaillant, du corps vivant meurtri et du « je » absorbé, retiré dans sa nuit. Son titre même, « Devenir nuit », échappe à la compréhension, il n’a pas de contours, il verse et se répand, comme les sonorités de « venir » et de « nuit » qui paraissent s’échanger. Et danser. La nuit vient, mais pour quel devenir ?

On peut penser que cette poésie est en partie philosophique, mais hors d’un cartésianisme où le « je » est parce que pensant. Car celui de Marie Joqueviel se dissout dans un présent géographique et temporel, un « là » du lieu et le « la » de la note, pour que résonnent et que circulent, non pas un chant, ce dont elle se défend (bien que les deux poèmes centraux soient sous-titrés « récitatif »), au moins des harmoniques. 

Qu’on ne s’y trompe pas : nous n’avons pas affaire à un livre abscons, au contraire il se lit sans temps mort, avec jubilation, curiosité, et hâte, comme un suspense poétique, l’approche progressive, à la fois humble et orgueilleuse, vers une intimité, un voyage ajourné et repris, afin d’en arriver à consentir à l’abandon, à la confidence, et à l’émotion qui gagne aussi celui ou celle qui lit.

Ce lent cheminement, cette parole qui bute, qui se reprend, repart, est d’abord exprimée par une forme apparemment très travaillée et singulière : 

« Je porte en moi le corps de ceux qui furent     aimés

comme autant de hantises

heureuses

je porte en moi    le ciel qu’un jour ils virent dans l’enfance

le ciel bleu des espérances innommées

je porte en moi

leur gloire d’avoir été chair    vivante 

jeneportepasledeuil

j’habite    la déchirure en aval de leur mort 

et ça n’est pas douloureux ———— c’est ———— »

Le monde autour est flou, il est trop vaste, « il déborde nos désirs », aussi, être très myope est une chance, un atout et non pas un abîme, comme Marie Joqueviel nous l’affirme. Son regard, de ce fait, se porte sur le dedans, elle voit très bien ce qui est près, ce qui l’approche, qui fait noyau au fond de sa grotte intérieure. Ce qui est à sa « taille exactement ». Le corps de l’être aimé. Les rêves de la nuit, qui sont des « lignes d’erre », des « nacelles » pour « contrer le désastre ».

Reste alors 

« à écrire

à peindre

à danser

coudre

dessiner

graver    et jouer de la contrebasse »

On se demande d’où vient la sidérante beauté de cette poésie. D’une émotion si tue, si longtemps contenue qu’elle en est décuplée, qu’elle agit en silence, dissimulée derrière les mots ?

D’une disposition des mots sur les pages, qui les suspend ou les étire dans une danse lente, ou un dire amorcé, refusé ?

De la dissociation de l’autrice en deux femmes, l’une volontaire, déterminée et presque conquérante dans son métier d’enseignante, l’autre fragile, presque effacée ?

Le fait est que Marie Joqueviel nous a livré en cette fin d’hiver un objet poétique étonnant, premier jalon, noyau d’une œuvre dont on attend qu’elle se déploie, peut-être même qu’elle se prolonge dans des nouvelles ou des récits tout aussi singuliers, libérés « de tout leur poids de signes ».


À noter que la mise en page des vers n’a pas peu être restituée dans le corps de l’article en raison de contraintes d’éditorialisation du site.