Médecin et anthropologue américain, Seth Holmes s’est engagé deux années auprès des ouvriers agricoles de l’État d’Oaxaca (sud du Mexique) et venus travailler aux Etats-Unis. Dans le livre tiré de son enquête, Fruits frais, corps brisés, la violence au travail – par étagement de statuts, de langues, de races, de sexes – fait exploser les pathologies graves.
Dans le comté de Skagit, et ses paysages spectaculaires de pins verts le long de la rivière du même nom, se croisent de multiples circuits transnationaux, notamment de personnes appartenant aux communautés mixtèque et triqui. Lors de la saison de la cueillette des tulipes, des pommes et des baies, au printemps, des milliers d’hommes et de femmes se logent durant plusieurs mois dans des abris faits de bouts de carton, de plastique ou dans des baraques sans isolation, aux fenêtres cassées et au sol couvert de boue. Pendant la journée, les toits chauffent comme un four, souvent à plus de 38° C, pour chuter la nuit, non loin de 0° C. Seth M. Holmes a partagé leurs baraquements, toujours en transit sur les chemins conduisant à la frontière, à chaque saison, vers les fermes de l’État de Washington, pour ces cueillettes saisonnières de fruits.
Mais que vient faire ce grand jeune homme blanc et chauve (l’auteur) – parfois pris pour un agent de la CIA ou un chef mafieux – dans ce flux de misère ouvrière errante ? En 2003-2004, Seth Holmes a dû dépenser beaucoup d’énergie pour gagner la confiance des migrants transfrontaliers et des patrons des exploitations afin de travailler dans les champs, circuler librement, accéder à l’information, sans mettre la pagaille. Quoi qu’il en coûte, peut-on dire, avec de fausses cartes de sécurité sociale pour tenter (en vain) d’obtenir des permis de conduire valides, l’auteur a suivi des dizaine de familles, travaillant – fort mal ! – comme « blanc », c’est-à-dire en étant protégé à son corps défendant.
Il n’est pas fréquent que des études de médecine mènent aux champs ! Et à un regard sur la santé des ramasseurs de fruits moins encore. Or, cet ouvrage tombe à point pour comprendre ce que la santé sociale veut dire, ce qu’elle suppose d’observations pour saisir comment l’ouvrier agricole s’éreinte, s’abime, s’esquinte jusqu’au surmenage pour ces petits fruits rouges et ces raisins tant attendus sur nos nappes blanches. Cet interminable transfert de main-d’œuvre – payée au poids ou à l’heure – au labeur de quinze à dix-huit heures par jour contient quantité de mauvais traitements qu’on peine à nommer : exploitation à vif ou injustice raciale, persécution punitive ou oppression raciale.
Allons au vif. La scène est bien ordonnée. Sous le regard de jeunes adolescents blancs qui, stylo à la main, notent chaque heure le poids des fruits ramassés, les appartenances raciales se distribuent selon une parfaite « hiérarchie de la peine », avec ceux qui sont assis, anglo-américains, surveillant les rotations et les pesées, chronomètre en main ; puis les travailleurs debout, simples Mexicains résidents américains de langue espagnole, contrôlant en bout de chaine les « travailleurs à genoux », des sans-papiers, Mexicains triquis de langue indigène. Les Blancs seront payés au mois, les hommes debout, Mexicains à statut, seront payés à l’heure, les hommes à genoux seront payés au poids ramassé. En découle pour ces derniers une absence du contrôle du temps de travail. Parce que le salaire est au kilo, la cueillette se fera sept jours sur sept, par tous les temps, sans aucun jour de congé jusqu’à ce que toutes les fraises aient été récoltées.
Si la place occupée dans cette hiérarchie est déterminée avant tout par l’appartenance ethnique, la citoyenneté de chacun redouble cette position. Avoir ou non un permis de résidence permet d’accéder au poste de surveillant, les illégaux seront toujours assignés à la cueillette des fraises. Cette hiérarchie se traduira à l’identique dans les modes d’habitation, l’accès à l’alimentation, les possibilités de circuler, l’accès à des zones de respectabilité. Mais bien au-delà, comme les Triquis sont situés au plus bas de l’échelle hiérarchique, triplement déterminée par l’appartenance ethnique, la citoyenneté et le travail, en bout de chaine, un voile se dresse sur tout un ensemble de maladies, d’accidents, de mises en danger.
Les employeurs, bien peu embarrassés, se retournent de l’autre côté de la chaine de montagne pour larmoyer : « le défi pour nous, c’est de maintenir notre part du marché. Car en Caroline du Sud, on verse des salaires minimums fédéraux fixés à 5,75 dollars de l’heure [4,72 euros]. Dans l’État de Washington, ce salaire minimum est fixé par l’État à 7,16 dollars [5,88 euros] alors que nous sommes en concurrence sur le même marché ». Et de pleurer sur la concurrence étrangère dont les salaires, plus bas, sont un avantage sur les marchés. Une musique mille fois entendue, ah les fraises de la Chine. Ah les baies du Chili ! À 7 dollars la journée !
Cette guerre des prix et des concurrences, cette hiérarchisation du travail déterminée par l’appartenance ethnique et la citoyenneté, couvrent tout le secteur agricole du continent nord-américain. À chaque étage, un calcul du salaire différent, un logement à part, un degré de soins opposé, sans oublier le mépris ouvert pour les Triquis relégués au pôle de « stupides indigènes, de gentils attardés et simples ». De cet incroyable continuum de la violence au travail découlent des expériences traumatiques qui augmentent la série de pathologies graves ou chroniques : tétanos, tuberculose. hypertension, diabète, stérilité, maladie du charbon, encéphalite…
La guerre des prix embrase en bout de chaîne ces corps ouvriers qui sont alors secoués, éprouvés par des conditions extrêmement sévères, cent fois malades et où le soin n’a guère de place. Les douleurs de dos et de genoux s’accrochent aux tassements de vertèbres ; le diabète engendre des naissances prématurées et des malformations fœtales ; les troubles mentaux et l’anxiété font des ravages. Et un jeune médecin attentif aux cueilleurs de baies de souligner : « Ils ne viennent pas me voir en disant qu’ils sont déprimés. Et pourtant ! Ils viennent seulement parler de leur corps meurtri qui les empêche de réfléchir disent-ils ». Et que dire des produits de traitement des fruits ! «Vous êtes sûr que vous voulez connaître la vérité ? », hasarde un technicien à l’auteur : « Ce sont des insecticides dangereux ! On le signale par des panneaux sur de grandes boîtes à l’entrée de l’un des champs ». Sans gant ni protection, sans comprendre le sens de ces panneaux, les cueilleurs de fraises remarquent néanmoins sur leurs mains des teintures marron foncé, les traces des produits toxiques. Et Holmes de noter que pour ne pas perdre de temps, les ouvriers mangent à même le sol, sans lavage particulier, tombent rapidement malades sans trop comprendre ce qui se passe. Dernier avatar argumentaire, les individus originaires d’Oaxaca seraient petits et parfaitement adaptés à la cueillette des baies « parce qu’ils sont plus près du sol ». Au ras des fraises.
Tant que les médecins ne seront pas formés pour prendre en compte les structures économiques et politiques globales, ils ne feront qu’aggraver les situations. Avec cette enquête, pourraient-ils mieux comprendre ce qu’une violence structurale veut dire ; saisir que la santé a à voir avec cette violence là, si insidieuse ? On n’en finit pas avec ce continuum symbolique entre le sauvage indigène et l’homme moderne civilisé. On n’en finit pas de cette hiérarchisation induite par la perception de l’indigénéité ou de l’indianité. En bout de chaine, le statut des Triquis est proche de la persécution au travail. Ce pourquoi il faut saluer l’épilogue, coécrit avec un leader triqui, quelques pages qui annoncent le réveil des ouvriers des champs, des luttes qui percent çà et là, des négociations enfin, qui donnent une perspective d’ouverture politique.
Mais en attendant, là, dans la poussière des champs et dans la bouillasse des cabanes en tôle de ferraille, Fruits frais, corps brisés soulève l’émotion sans qu’il soit jamais fait usage du pathos descriptif dans les récits. Des pages à couper le souffle, car elles se font l’écho du fameux Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walker Evans écrit en 1936 (traduit en 1972 dans la collection « Terre humaine »), voyage sur les cueilleurs de coton du sud-est des États-Unis, décrivant ces groupes d’hommes, de femmes et d’enfants suant au-delà de tout ce qu’il est possible d’imaginer, accablés de fatigue, allant de champ en champ tout en souffrant de cent maladies. Cette fois, l’étrange échange va de ceux qui produisent ces fruits rouges vers nous, nous qui goûtons sans trop sentir cette moiteur qui se dégage des myrtilles noires. Holmes milite pour cela, pour que cet échange inodore et incolore de ces gens-là nous pique sévèrement le nez.