Les mots paraissent toujours inadéquats pour dire la musique, à la fois trop précis et trop flous. Didier da Silva a tenté de relever le défi en écrivant Musique adorable à propos du compositeur français Emmanuel Chabrier (1841-1894), et il a vu une solution dans l’exemplaire Ravel de Jean Echenoz (Minuit, 2006). Mais est-ce vraiment une solution ?
L’hommage est explicite et renforcé par le choix d’évoquer Chabrier sous son diminutif de « Mavel ». Encore faut-il s’être plongé dans l’ouvrage pour s’en pénétrer. Or, avant même de l’ouvrir, on ne peut qu’être sensible à la beauté plastique de ce livre : un bel objet, très raffiné, pour évoquer la beauté artistique, ce qui semble être le projet littéraire de Didier da Silva, cinéphile et déjà auteur de deux livres consacrés à des musiciens, Mahler et Granados.
Autant est séduisante cette beauté du livre-objet, autant la référence revendiquée à Echenoz est troublante. Sans doute s’agit-il là d’un exercice d’admiration bien compréhensible s’agissant d’un des romanciers les plus célébrés de sa génération, et l’essentiel, somme toute, est que le lecteur prenne plaisir à cette écriture. Or c’est le cas : l’adéquation est manifeste entre l’objet du livre et sa forme. Il dit beaucoup sur la musique en feignant de ne parler que des affres d’un compositeur perpétuellement insatisfait et inabouti. Il est ainsi significatif que « Mavel » soit qualifié d’aimable vieillard avant même d’avoir atteint la cinquantaine et que lui-même se perçoive comme triste tout en voulant écrire une musique gaie. Il redoute d’être tenu pour un autodidacte alors qu’il compose une musique savante et moderniste. Cet ami des poètes parnassiens et des grands peintres de son temps – dont il a acquis une remarquable collection – ne serait qu’un amateur puisqu’il a longtemps gagné sa vie comme fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, comme si tous les écrivains et artistes dont nous avons retenu les noms avaient vécu de leur art !
Le livre est moins « sur » la musique que musical par sa langue même. Le romancier s’est fait compositeur. Il n’invente pas, il relate quelques éléments de la vie de Chabrier, non à la manière d’une biographie objective, mais en le faisant parler. Faire entendre sa voix c’est pour une large part mêler sa propre phrase à des extraits de la correspondance de « Mavel », en rendant les formules des uns et des autres aussi indiscernables que possible. Les citations sont indiquées par des italiques, sans lesquels le lecteur ne les identifierait pas comme telles. Cette fusion voulue, cette unité du vocabulaire et du ton est une des belles réussites du livre. Elle conduit certes à une abondance, que l’on peut juger excessive ou irritante, de ces familiarismes qui distinguent la langue orale de l’écrite. Mais c’est aussi le prix de l’authenticité recherchée dans la manière d’évoquer la subjectivité de Chabrier.
Didier da Silva fait bien sentir le paradoxe, dans lequel s’enferment nombre d’artistes, de l’écart entre l’ambition de créer une œuvre digne de reconnaissance et le peu dont on doit se contenter la plupart du temps. Très peu d’artistes sont célèbres de leur vivant et ce ne sont généralement pas ceux en qui la postérité voit les meilleurs de leur génération. Cette reconnaissance visée se mesure en espèces sonnantes et trébuchantes, ce qui confère un aspect étroitement matérialiste à la pure et simple ambition d’être reconnu à sa valeur. Le paradoxe veut que les marques possibles de cette reconnaissance ne suffisent jamais. Comme beaucoup de grands musiciens de sa génération, Chabrier rêve de Wagner. Il est reçu à Bayreuth, dans la maison même de Wahnfried que tout le monde ne visitait pas à l’époque, la « veuve Wagner » se déplace pour venir l’écouter – mais cela ne suffit pas. Son opéra triomphe à Munich sous la direction d’Hermann Levi, le créateur de Parsifal, qui lui « embrasse les mains », la presse allemande est dithyrambique – oui mais pas d’argent. Ce n’est pas qu’il vive dans la misère, c’est que l’artiste reste en perpétuelle insuffisance de reconnaissance. Alors il met des années à finir un opéra tandis que le public se passionne pour une pièce que lui-même n’estime guère, España.
Il est insatisfait des livrets que lui proposent divers poètes connus comme Catulle Mendès. Chez Lemerre, le libraire-éditeur des parnassiens qu’il connaît bien, il voit le recueil d’une poétesse de dix-huit ans, Rosemonde Gérard. Il prend contact avec elle et lui commande des textes de mélodie pour ses Romances zoologiques. Il rencontre aussi le fiancé de Rosemonde, un Marseillais de vingt-et-un ans qui n’a encore rien publié, un certain Edmond Rostand qui écrit pour lui
Musique adorable, ô déesse,
Nous te vouons cette demeure…
La liste est impressionnante des artistes et poètes qu’il a bien connus et qui l’ont apprécié. Et pourtant, lui qui écrit une musique joyeuse paraît affecté de mélancolie, alors même qu’un regard extérieur pourrait le féliciter pour la réussite de son ambition musicale. Il est vrai qu’Aristote voyait dans la mélancolie une affection de « l’homme de génie ».