Le temps de quelques jours

Alors qu’elle revient, avec son père en fin de vie, dans la maison de vacances qu’elle fréquente depuis la fin de l’adolescence, la narratrice de Nous n’étions pas des tendres est rattrapée par la vie qu’elle y a laissée près de trente ans plus tôt. Plusieurs années après Mes clandestines (Jacqueline Chambon, 2015), Sylvie Gracia signe un beau roman sur le temps qui passe, les choix qui font une vie, la nostalgie et la liberté que l’on s’offre.

Sylvie Gracia | Nous n’étions pas des tendres. L’Iconoclaste, 231 p., 20,90 €

La maison du lac, dans laquelle Hélène Palacio revient avec son vieux père, Évariste, le temps de quelques jours au cœur de l’été, n’est déjà plus celle où elle est venue pendant trente ans. Rachetée par Miguel, le frère d’Hélène, lors d’une succession anticipée, la maison, transformée par le nouveau propriétaire et sa femme, Myriam, a perdu ses odeurs, ses meubles, ses livres et ses photos. Ce « grand chambardement » affecte le père autant que la fille. Il ne s’y sent plus chez lui ; elle n’y retrouve plus les repères qui avaient jalonné sa vie et lui sont des souvenirs : la photo de sa mère, emportée vingt-cinq ans plus tôt par un cancer, les livres dans lesquels elle a appris à lire et le mug au bœuf ont disparu. 

Eux aussi ne sont plus les mêmes. Le père, « malvoyant et aux trois quarts sourd », est de plus en plus dépendant. Son corps affaibli et affaissé, sa démarche vacillante et une soudaine perte de mémoire trahissent l’approche de la fin ; seule demeure chez lui une forme d’autorité. Hélène, au mitan de la cinquantaine, se vit comme une vieille fille vieillissante, obéissant à son père, déprimant sec à ses côtés et dépourvue de désir. Son frère Michel, professeur d’histoire, qui, arguant de son statut de fils de républicain espagnol exilé, se fait appeler Miguel, se rêve en conseiller régional et brille par son absence. Jamais la sœur et le frère n’ont été proches.

À vingt ans, Hélène a fui son pays, « noir comme les toiles de Soulages, le peintre local », pour gagner Paris. Elle y a poursuivi ses études, puis fait « son trou, comme un animal ». Elle y a fondé une famille aussi, mettant deux filles au monde, avant que le départ de son mari ne la fasse exploser. De retour à l’oustal, « ce mot occitan qui dit à la fois la maison et la lignée », elle retrouve le bois Monsieur, le lac, le village, le marché, les paysages, Aurélie, l’amie d’enfance, « comme leurs mères avant elles le furent dès l’école primaire »et Jacquie, la mère d’Aurélie. Et avec tout cela, les souvenirs qui y sont attachés. Hélène note que son propre corps est celui d’une fille d’ici, d’une « paysanne ». Sa « prétendue réussite » à Paris n’a pas d’existence lorsqu’elle revient au pays, sinon dans la bouche d’Aurélie qui se moque de « la Parisienne » et quand parfois la sonnerie de son téléphone portable l’y ramène pour du travail. Malgré un choix fort, une ville chérie, Paris fut une lutte, un lieu d’exclusion pour la fille à l’« accent rauque » qu’Hélène n’a jamais cessé d’être. De Paris, elle peut dire aujourd’hui : « je ne m’y sens plus d’une race inférieure ».

Sylvie Gracia, Nous n’étions pas des tendres,
Paysage, Charles Demuth (1914) © CC BY 4.0/MetMuseum/Rawpixel/Flickr

Mais, si ternes et nostalgiques qu’ils soient, les quelques jours à la maison du lac sont l’occasion pour le père et la fille, dans un mouvement étrangement similaire et simultané, de renouer avec des amours de jeunesse. Lui, avec Rosie, « la-plus-belle-fille-du-village » lorsqu’ils avaient vingt ans ; elle, avec Patrick, « étudiant en philo et dealer » auprès de qui, pendant plus de deux ans, elle a préféré « la position horizontale ». Pour l’un comme pour l’autre, la renaissance d’un désir vigoureux.

On note, à mesure que les souvenirs refluent au cours de ce séjour, combien les injonctions et l’autorité du père ont forgé la fille. Jusqu’au bout, quelque chose de la peur adolescente de lui déplaire se rejoue pour elle. Celle qui se souvient que « nous n’avions jamais peur avant » et trouve « réconfortant de se rappeler qu’on a pu dans sa vie plusieurs fois se battre physiquement, sans peur aucune », ne serait-elle plus que la petite fille obéissante dans la « mélancolie de la cinquantaine » ? Le titre, Nous n’étions pas des tendres, sonne-t-il comme un rappel pour la narratrice de ce que les gens désignés par « nous », « c’est-à-dire les gens de ma génération [vingt ans en 1979] », furent autrefois ? Ou bien est-il adressé à ses filles qui pourraient la voir comme rangée, soumise, attendrie et amollie par le temps, les années qui passent et la mort qui rôde ?

Hélène, en renouant avec Patrick, son amour de jeunesse, « ce drogué », pour lequel son père n’éprouvait que haine, et Miguel, en souhaitant vendre la maison du lac, n’évacuent-ils pas, chacun avec ses armes, l’autorité qu’a exercée le père sur leurs destinées respectives ?

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De livre en livre, Sylvie Gracia ne cesse de scruter ce qui fait la vie d’une femme, à chaque âge, aux prises avec l’existence, ses origines, ses amours et ses ruptures, la maternité, la maladie, la vieillesse et la mort. Les trois livres qui ont survécu à la disparition de la bibliothèque de la maison du lac – La cave de Thomas Bernhard, La place d’Annie Ernaux et Sur la route de Jack Kerouac – résonnent comme autant d’échos aux thèmes abordés dans Nous n’étions pas des tendres, « presque un jeu de piste ». Ici, l’écriture se fait plus sèche, la phrase plus courte, plus directe que dans les précédents livres.

À partir d’un matériau autobiographique, dont certains motifs traversaient déjà La parenthèse espagnole (Verticales, 2009) – la Mercedes et la petite valise écossaise du père, l’accident de voiture des amants, le retour dans le village natal du père… –, Sylvie Gracia façonne un très beau roman universel, riche et subtil, qui renvoie chacun à son histoire, aux choix et aux renoncements qui l’ont constitué, à ses fuites, à toutes les injonctions visibles et invisibles qui, depuis l’enfance, l’ont façonné, comme à son rapport à la vieillesse et à la mort. Et aux moments de joie que l’on s’offre parce qu’on les sait bons pour nous.