Une autre façon de raconter l’histoire

Peu connue en France, Regina Scheer a publié plusieurs livres sur l’histoire juive allemande avant un premier roman en 2014, aujourd’hui traduit sous le titre Le chant du genévrier. L’autrice, qui a passé la première partie de sa vie en RDA, connaît bien ce pays disparu auquel bon nombre d’Allemands voulurent croire, espérant jusqu’au bout des réformes qui ne vinrent jamais. Comme d’autre part nombre de victimes du nazisme étaient encore là (tout comme leurs bourreaux), Regina Scheer ne manquait ni d’informations, ni de témoignages pour retracer ici la vie de trois générations, qui pour les plus anciennes connurent la dictature nazie.

Regina Scheer | Le chant du genévrier. Trad. de l’allemand par Juliette Aubert-Affholder. Actes Sud, 396 p., 23,90 €

Car Regina Scheer ne limite pas son horizon à l’histoire de la RDA et à son agonie, son roman remonte bien au-delà, au moment où la défaite allemande allait entraîner d’importantes modifications territoriales et des déplacements forcés de population. Elle abat son jeu dès l’exergue : « Tout est vrai, mais les choses ne se sont pas passées ainsi », faisant d’emblée de la fiction littéraire l’auxiliaire de la vérité historique telle que l’ont vécue un village et une famille, imaginaires certes, mais parfaitement situés dans le paysage allemand : un procédé très efficace pour rendre la réalité ou la brutalité des faits encore plus tangibles, auquel d’autres écrivains comme Chris Kraus ou Rainer Kaiser-Mühlecker se sont d’ailleurs essayés à peu près en même temps qu’elle, dans les années 2010.

Car l’histoire de l’Allemagne depuis le nazisme n’est pas avare de bouleversements, entre la guerre et les quarante année de séparation entre deux États qui aboutirent à une laborieuse unification du pays. Souffrances d’un côté, culpabilité de l’autre, comment vivre après 1945 ? La résilience est-elle possible ? Au-delà du souvenir familial et des livres d’histoire volontiers retouchés, trois générations restent marquées dans leur chair, entre les marches de la mort et les marches pour la paix suivies des « manifestations du lundi » quarante-cinq ans plus tard.

Le cadre du roman est donc un petit village fictif, Machandel, semblable à ceux qui existent dans le Mecklembourg, une jolie région de lacs et de collines bordée par la mer Baltique, à deux cents kilomètres de Berlin. Mais nul ne songeait à en goûter le charme bucolique à la fin de la guerre, alors que les réfugiés chassés de l’Est affluaient et que la nouvelle administration soviétique mettait en place la réforme agraire. Avec le temps, le pays retrouva tout son attrait, si bien que Clara, la jeune doctorante berlinoise héroïne de cette histoire, décide au milieu des années 1980 de restaurer une vieille chaumière à Machandel pour y passer les vacances avec son mari Michael et ses deux filles. Mais elle ne tarde pas à s’apercevoir que maison et village abritent bien des secrets ! À charge pour elle de les percer, et de démêler du même coup les fils insoupçonnés qui rattachent ces lieux à son histoire familiale.

Regina Scheer : Le chant du genévrier
Ivenack (Mecklembourg, Allemagne) © CC BY 4.0/Thomas Kohler/Flickr

Quoi de mieux qu’une vieille bâtisse marquée par les stigmates du temps pour conserver les traces du passé ? Les vestiges découverts dans le jardin, sous les vieux papiers peints ou dans les meubles abandonnés sont autant d’invitations à interroger d’urgence la mémoire des survivants. D’un chapitre à l’autre, les principaux témoins prennent donc tour à tour la parole, en alternance avec Clara. Quatre personnages clefs, arrivés dans les lieux à des moments différents, détiennent chacun une partie des réponses aux questions. Mais il faut d’abord venir à bout de leurs réticences, puisque beaucoup ont choisi, non d’oublier, mais de ne pas parler. « Je ne me fie qu’aux personnes avec lesquelles je peux me taire », dit Hans Langner, le père de Clara.

Il est très bien placé pour tenir ce genre de propos. Militant communiste de la première heure, il est arrivé mourant au village dans les dernières semaines de la guerre, et a épousé la jeune femme qui l’a soigné avant de devenir en quelques années un responsable politique important de la RDA. Est-il pour quelque chose dans l’expulsion de son fils Jan, frère aîné de Clara né à Machandel ? L’ombre de ce grand absent, photographe dont on est sans nouvelles, plane sur le roman : Herbert, son ami de jeunesse, pourra révéler à Clara bien des détails qu’elle ignore.

La mémoire du village, c’est aussi Natalia, venue de Smolensk comme travailleuse forcée, restée après la guerre avec Lena, « la muette », la fille qu’elle a eue d’un prisonnier russe. Emma enfin, arrivée de Hambourg après le bombardement de l’été 1943, en sait beaucoup elle aussi, tout comme son compagnon Arthur, « l’archetier », qui a initié Jan aux mystères du bois de pernambouc dont sont faits les archets : un arbre qui, étrangement, pousse au Brésil, là où se perd la trace du frère de Clara.

Autant de personnages, autant de points de vue différents sur ce qui s’est passé quand les troupes russes sont entrées, et quand l’administration communiste s’est mise en place. Si Clara découvre peu à peu ce qui retenait son frère Jan au village avant sa disparition, Machandel dissimule un autre mystère plus ancien, plus tragique : une toute jeune fille nommée Marlene a vécu avec ses frères et sœurs dans la maison où Clara s’est installée, jusqu’au jour où des infirmiers l’ont emmenée : stérilisation forcée, mort inexpliquée, Marlene fut victime de « l’opération T4 » qui euthanasiait les malades mentaux. Qui l’a dénoncée comme folle et pourquoi ? Quel rôle a joué dans cette affaire Wilhelm Stüwe, le « diable boiteux » que tous évitent aujourd’hui, et qui a aussi bien servi les nazis que les communistes ?

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« J’ai toujours pensé que le silence est une sorte de couverture qu’on pose sur la douleur », dit Emma. Si tous se taisent, c’est peut-être parce que les villageois sont des taiseux, mais c’est surtout parce qu’ils estiment inutile de ressasser les vieilles histoires qui font mal, surtout quand on doit continuer de vivre ensemble. Et quand on a soi-même manqué de courage alors qu’il en était encore temps. Ainsi s’établit un vague consensus mêlé de honte pour que rien de ce qui s’est passé ne perce au-dehors, une solidarité peu glorieuse fondée sur une relative indifférence qui accorde à chacun le droit de s’en sortir comme il peut quand les choses tournent mal.

Si tous se sont égoïstement adaptés aux changements de régime politique, le personnage de Hans Langner fournit le contre-exemple de cette versatilité, fidèle jusqu’au bout aux idées auxquelles il a payé jadis un lourd tribut. Lui aussi s’est longtemps tu, peu soucieux de raconter aux autres et de s’avouer à lui-même comment il a sacrifié ses amis, perdu sa femme, et perdu son fils. Survivant à tout dans son grand âge, est-il un héros ou un lâche ? Les plus jeunes, Jan, Herbert, Clara et son mari Michael appartiennent à la génération critique et contestataire qui a fait basculer l‘histoire en 1989. Et pourtant Clara, la fille de Hans, a profité même à son insu des privilèges attribués à la famille des membres du parti.

Tous les personnages du roman nous touchent précisément par leurs contradictions, leurs hésitations qui les rendent si humains. Leurs actions parfois se retournent contre eux : Hans qui rêvait d’une société communiste heureuse a servi une dictature, Clara et ses amis qui voulaient changer la république ont finalement changé de république …

Mais le roman de Regina Scheer ne se contente pas d’observer et de faire vivre les événements historiques qui ont modelé un village pittoresque d’une belle région allemande, jusqu’à ce qu’il se transforme en paradis pour néo-ruraux. L’autrice a l’habileté de mêler à la chronologie habituelle un autre temps qui, lui, ne passe pas : sur cette terre du Mecklembourg qui porte les vestiges de peuplements et d’industries anciennes dont les scories affleurent encore, « les siècles se confondent parfois ». Les blocs erratiques semblent avoir figé le temps dans le paysage ; des pierres bleues aux contours étranges, passant d’une main à l’autre, témoignent de ce qui reste et se transmet des hommes qui ont vécu là. Mieux encore, Clara travaillant pour sa thèse est à l’affût des vieilles chansons et des récits de veillée perpétués de génération en génération, dans un dialecte local pas tout à fait perdu.

En référence explicite au travail que menèrent jadis les frères Grimm dans les campagnes allemandes, la romancière inscrit ainsi la disparition du frère, la mort de Marlene et un demi-siècle d’histoire dans une dimension quasi mythologique, où se retrouve aussi l’arbre qui donne son nom au village, le genévrier, sous sa forme dialectale de « Machandel » : « Ma marâtre m’a tué, / mon père m’a mangé, / ma sœur, la petite Marlene, / a ramassé tous mes os, / les a recueillis dans un foulard de soie, / les a déposés sous le genévrier. » Jusqu’à ce que ce frère martyrisé renaisse sous la forme d’un « bel oiseau au chant magnifique ».

Ainsi s’élabore, imbriquée dans la trame historique, une archéologie mystérieuse où le fantôme d’une dame blanche, les chansons enfantines et les contes anciens sur lesquels travaille Clara voisinent avec les photos retrouvées, ou une pierre dans un tiroir. Le puzzle que Clara essaie d’assembler en évoque un autre, celui des 27 000 fragments à reconstituer retrouvés dans les sous-sols du musée de Pergame, qui a son tour en suggère métaphoriquement un troisième : le classement en cours des archives déchirées de la Stasi. Et si tous ces jeux du souvenir et de la mémoire semblent se refléter dans un même miroir, ce sont pourtant des jeux qui ne vont pas sans risques, car « nous creusons souvent sans savoir ce que nous mettons au jour, il arrive que le passé étouffe le présent ».