Révoltée par la violence qui assiège toute vie de femme dans son pays, l’autrice et activiste mexicaine Dahlia de la Cerda se montre impitoyable face aux discours médiatiques et sociaux, usant d’une remarquable habileté tactique et d’une féroce ironie pour les démonter par la fiction.
En treize nouvelles, parfois liées entre elles, Chiennes de garde riposte coup par coup à la criminalité machiste et aux préjugés de genre, en donnant voix à treize héroïnes de condition, de mentalité et de culture différentes. Le recueil fait traverser le miroir du masculin à ses lectrices et lecteurs pour leur donner autant d’aperçus d’un Mexique ultra-contemporain vu et vécu par des filles ou des femmes de tous âges.
Dahlia de la Cerda écrit sur et contre la violence, qu’elle retourne comme un gant – de boxe – ou comme une arme verbale. Car l’inacceptable pour elle, née en 1985, ce n’est pas seulement la scandaleuse impunité dont jouissent les meurtriers de femmes, les maris violents, les machos de tout poil, ce sont tout autant les discours d’impuissante déploration de cet état de fait, c’est encore la fausse alternative entre la victimisation des femmes et leur criminalisation, c’est enfin la représentation par trop conventionnelle de leur désarroi. Mais ne nous y trompons pas ! Si l’autrice affirme dans nombre d’entretiens avoir effectué un travail qu’elle qualifie d’ethnographique afin de recueillir sur les réseaux sociaux des types de discours tenus par des figures féminines éloignées de sa propre expérience de la réalité – celui, par exemple, de buchonas, soit de compagnes ou d’amies de narcotrafiquants –, son travail sur les voix de ses héroïnes doit beaucoup à la finesse de son oreille, à son attention aux parlers régionaux, à la subversive stylisation de discours stéréotypés de la culture pop.
Une authentique bande sonore – écrite – accompagne le recueil tout entier, actualisée pour les besoins de sa deuxième édition mexicaine en 2022, qui a également vu l’introduction de trois nouvelles supplémentaires. À nous de découvrir les titres et les interprétations des chansons tex-mex, des cumbias, du rap, du reggaeton, des corridos – narcos ou traditionnels – dans lesquels se réverbèrent les péripéties vécues par les personnages. Au point que les intrigues de deux nouvelles – « On ne peut pas compter sur Dieu » et « La China » – adaptent ou détournent les paroles d’un morceau de rap et celles d’un narcocorrido à la gloire d’une célèbre et sanguinaire tueuse.
Tout cela sans compter les comédies américaines et les feuilletons ou les séries télévisées dont s’abreuvent, pour calmer leur douleur, certaines des filles qui se lancent et se lâchent dans le récit rageur, vital, de leurs pathétiques, tragiques, sordides ou vengeresses aventures. Quand on avorte en la seule compagnie de son chat, on fait passer les comprimés de Misoprostol et les contractions à coup de films comme Presque célèbre ou La revanche d’une blonde (« Persil et Coca-cola »). Quand on s’est fait larguer par le petit copain qui vous a mise enceinte à treize ans, on reprend des forces en chantant Basta ya ! de Jenni Rivera et en serrant très fort la main de sa pote pendant un concert (« Papillon de nuit »). Quand on est née Julio et qu’on s’appelle Julia, on se rêve en Selena Quintanilla et, bravache, on entonne les paroles de ses chansons face aux petites frappes qui vous traquent alors que vous faites le tapin dans le froid (« Paillettes »). Quand on devient malgré soi l’héritière officielle d’un empire narco, on s’en remet aux modèles des héroïnes de séries sur le narcotrafic puis, guidée par les paroles du corrido El americano, on en profite pour venger l’imbécile assassinat de sa meilleure amie (« Yuliana »). Et, dans un autre registre, quand on croit se battre bec et ongles avec le démon de la chair et qu’on perd la raison au point de sacrifier son fils, on se récite des cantiques et des prières (« La rose de Saron »).
Que les héroïnes les manient avec ou sans dérision, les vertus mélodramatiques ou les violentes provocations de cette culture pop ambiante leur procurent des moments de catharsis. Et c’est tout le talent et la justesse éthique de Dahlia de la Cerda que de ne pas surplomber les valeurs et les références culturelles de ses personnages, qu’elle ne folklorise pas avec condescendance. Elle-même d’ailleurs, élevée par des parents promoteurs et organisateurs de bals populaires et de variétés traditionnelles de la célèbre foire d’Aguascalientes, sa ville natale, ne renie pas son origine ni le style gothique de son adolescence, portant fièrement tatouages et robes noires de chez noir. Cette loyauté lui donne, pour penser et recréer le sort et le langage de ses héroïnes, vingt longueurs d’avance sur nombre d’autrices et d’auteurs issus des classes moyennes policées. Que dis-je, elle lui donne trente ou quarante longueurs d’avance pour pulvériser au passage le classisme et le racisme qui se dissimulent – bien mal – derrière les meilleures des consciences et des intentions. L’écrivaine activiste, autrice d’un essai (Desde los zulos [Depuis nos trous à rats], 2023) qui, revendiquant une indispensable intersectionnalité, pointe le déni féministe de l’incidence de la classe sociale sur la condition des femmes, a dernièrement eu maille à partir avec des groupes du féminisme blanc.
Héroïnes ou anti-héroïnes, les narratrices de Chiennes de garde ? Laissons là ces piètres catégories pour mieux écouter ces chiennes de filles. Chacune d’entre elles, des plus privilégiées aux plus mal loties, des plus choyées aux plus maltraitées, aura connu l’humiliation, la restriction de sa liberté, la violence avec coups et blessures ou bien pire encore, le viol, la torture, la mort, qui de la part d’inconnus, qui de celle d’un père, d’un mari, d’un petit ami, ou encore d’une mère. Car le machisme, c’est bien connu, se transmet aussi ou d’abord à travers les mères. Et la violence subie, redoublée par l’inégalité sociale, par l’injustice, par ce qu’il faudrait appeler le racisme de classe ou le classisme de race, se mue en violence exercée et infligée.
Dans la vengeance, la jouissance se fait flamboyante, les rapports de pouvoir s’inversent : c’est un chien de sa chienne que Yuliana, l’héritière narco, réserve au petit capo qui a tué son amie Regina dans un accès de jalousie ; c’est l’exécution d’un journaliste fouineur que, sans hésiter, Constanza, la sœur de Regina, demande à Yuliana pour préserver son image fake de « nouvelle métisse » et celle de son mari, candidat à la présidence de la République. Cela, pour celles d’en haut, les filles de députés et les filles de narco, qui, tout comme leurs pères mais contre leur logique machiste, finissent par s’allier malgré les préjugés racistes des premières envers les secondes. Mais, pour celles d’en bas, c’est une autre affaire : réduite à la dernière extrémité par la misère, une vaillante adolescente de quartier se lance dans la vida loca de la délinquance ; terrorisées, de pieuses vieilles filles tuent à coups de poêle leur cambrioleur armé qui, une fois démasqué, s’avère être une fille. On rit, de toutes les couleurs du rire, on rit aux larmes. Le titre original du recueil en dit long sur la nature de notre propre catharsis et sur celle, avant tout, des lectrices mexicaines ou latino-américaines de Dahlia de la Cerda : Perras de reserva renvoie, bien sûr, à Reservoir Dogs de Tarantino.
Entre la première édition mexicaine du livre et la seconde, est entrée, hissée tel un drapeau noir, une esthétique gothique, parfois comique, dans les nouvelles ajoutées. De son aveu, Dahlia de la Cerda ose céder là à ses inclinations premières, explorées sans succès puis délaissées. Par ce choix, elle rejoint ses sœurs latino-américaines, de l’Argentine Mariana Henríquez (Notre part de nuit) à l’Équatorienne Mónica Ojeda (Mâchoires, traduit par Alba-Marina Escalon, Gallimard, 2022) qui, du gothique ou de l’horreur, tirent d’implacables fables politiques et morales. Les nouvelles de Chiennes de garde culminent dans la plus longue de toutes, « La Huesera », dont le titre est emprunté à la légende qu’une voyante raconte à l’enquêtrice des Jeunes mortes de l’Argentine Selva Almada (traduit par Laura Alcoba, Métailié, 2015). Rassembler puis assembler les ossements des mortes, victimes de féminicides, les ressusciter d’entre les mortes, telle est la mission de la Huesera. Les ossements que rassemble la narratrice de Dahlia de la Cerda, ce sont les souvenirs de cuites, de cumbias, de blagues qu’elle a partagées avec sa meilleure amie et qu’elle adresse à la morte, en une magnifique offrande, tout en continuant de la stalker sur son mur Facebook. Derrière le cas de l’amie se profilent tous ceux, si effroyablement nombreux, des femmes assassinées au Mexique. La nouvelle se fait litanie, poème, liste, cri. Debout, les mortes !