Avec ces trois ouvrages auprès de l’enfance anormale – il est trop tard, c’est écrit ! –, la recherche de signes est intense, à chaque instant, pour faire face à l’imprévisible. Malgré le vertige, l’élargissement de l’attention assure un chemin dans cette altérité radicale. De détour en dérive, arrimer le lien, faire présence, est un vrai défi.
Comment tenir et se tenir, pouvoir « être là » aux côtés du frère aîné Lucas qui ne parle jamais, ne peut pas se lever ni marcher, ne peut que cligner des yeux pour faire signe et pousser des cris alternants ? Comment Aurore (le personnage d’Arièle Butaux) peut-elle jouer avec lui, le porter pour le mettre debout, le chatouiller, lui tirer les oreilles dans le dos des parents affolés ? C’est que la jeune fille d’à peine dix ans ne sait toujours pas à quoi tient cette immense différence entre elle et lui. L’anormalité impossible, comment répondre à l’énigme ? En le cachant au fond du jardin, dans une cabane, pour l’arracher aux adultes, la cadette cherche à penser à ce qu’il pense, s’évertue à traduire ses mimiques et ses gazouillis. Elle veut transformer Lucas qui, au dire de ses parents, sera guéri dans quelques années, vers l’âge de quinze ans. S’ils le disent, c’est que c’est vrai ! Mais lui, « s’il pouvait parler, il dirait… ». Aurore imagine.
Chaque type de cri est entendu et par elle traduit. Chaque rictus est épié. Aurore baigne dans cet agrandissement d’attention, à percevoir des vibrations de son visage ou de son corps, toujours au plus près. Un après-midi de petites vacances d’hiver, sur l’immense plage de Carteret, voilà qu’elle court à fond avec Lucas allongé dans la carriole, s’enfonçant dans le sable mou, rasant la houle et les poches d’eau. Partageant cette émotion, Lucas se mettrait à parler ? Elle insiste, giflant son visage pour l’éveiller, et elle pense qu’il éprouve du bonheur à sentir le vent. Comment faire naître des émotions, des mots ? Aurore expérimente ce que donne à voir Fernand Deligny dans le film Ce gamin-là en 1975 (réalisé par Renaud Victor) : apprendre à se taire, repérer les signes, tenir la tête serrée entre ses mains ou encore courir et courir tout en écoutant encore ses criailleries, ses intonations agitées, ses phonèmes vibrants. Comment attraper l’imperceptible, ces signes de petite portée, afin de le « rattacher à nous » ?
Avec Le cratère et son personnage d’Aurore, Arièle Butaux lève le silence sur son enfance enfouie. Car combien de fois a répondu à ses questions le silence tête baissée de ses parents et de ses grands-parents ? Cette lettre ouverte s’adresse aux adultes « qui occultent la réalité crue des handicapés » – bien que le mot « handicapé, pire, multi-handicapé » soit proscrit. Et d’ouvrir le récit d’un autre Lucas, sans cesse « aux aguets », percevant les moindres changements d’atmosphère, devinant l’arrivée d’une voiture dans la rue, des retrouvailles, des miaulements, qui-va-là dans l’escalier. Lucas vit sous son récit. Une vie en veille et en aérosphère.
Le quotidien est hautement exigeant. Comment faire manger Lucas qui n’arrive pas à déglutir ? « Aurore tient son visage tout près de celui de son frère, ouvre grand la bouche pour l’encourager à l’imiter […] Elle lui raconte une histoire à voix basse. Lucas en oublie le contact froid du métal sur ses lèvres, les coulures visqueuses sur son menton. Il suit Aurore dans l’arbre magique où une famille d’écureuils s’est construit une drôle de maison, saute avec elle de branche en branche, cuillère après cuillère ». Chaque repas sera ruse. Chaque déplacement sera habilité. Marchera-t-il un jour ? Mais l’âge de quinze ans arrive, c’est l’effondrement. Aurore perd son frère. Elle ne s’en remet pas. Rêves et cauchemars. Puis la découverte de secrets bien gardés. Avec Arièle Butaux, le « mal de frère » fait vertige, une vie hors normes et trempée d’incompréhension.
Pendant ce temps, Francesca Pollock rédige sa lettre ouverte à Ferdinand, son beau-fils qui a quinze ans, qui ne parle pas plus que Lucas, n’entend pas non plus et ne voit guère. « Ferdinand tu le sais, je porte en moi ce texte depuis que nous nous connaissons. Ce besoin impérieux de te raconter me vint par vagues, des vagues liées à ta présence ». Comment dire ce lien unique, la manière d’être de Ferdinand, ses passions (des frigidaires, des gares, des voyages en train), ses inventions et ses trouvailles en cours de route, ses inventions pour résoudre des problèmes et contourner les difficultés ? C’est la sidération qui fait écrire. C’est lorsqu’on met des mots là où il n’y en a pas que l’on découvre l’abîme.
Par signes, Ferdinand fait connaître ses goûts et ses intérêts au gré de ses découvertes. Les signes principaux (des mains) sont : maman morte, papa, moi (Francesca, l’auteure), famille (les trois sœurs), école, docteur, œil, métro, Darty, train, gare, les dates, les années (passées et à venir). Gain supplémentaire, Ferdinand parvient à signifier : méchant, gentil, blague, amis, être amoureux, ainsi que tous les signes des villes de France que la famille visite avec lui. Sa nouvelle passion ? Photographier les villes, les coins et recoins, de la gare au musée avec son tram entre deux. Trotter, clopiner, dépasser, s’arrêter net pour une photographie, repartir sur une nouvelle ligne d’erre, puis faire des cartes à la Fernand Deligny (encore !), cet auteur qui accompagne Francesca Pollock, ce penseur du déplacement des années 1970, lorsqu’il travaillait avec des enfants autistes mutiques près d’Anduze.
Sur de petits cahiers, la communication passe, crayons de couleurs, à chacune un sens, ou alors des esquisses de signes de ses mains, de ses doigts ou autres petits mouvements : « Depuis que je te connais, je m’interroge sur cet autre sens, comme un sens en plus dont tu sembles doté. Celui d’entendre même si tes oreilles sont hors d’usage ; celui de voir, même si ta rétine est trouée ; celui de comprendre tant de choses qu’on ne te dit pas ». C’est sur ce terrain-là qu’avance Francesca Pollock, avec patience, dans les dédales des passions de Ferdinand, ses danses de joie de quelques secondes, pas et gestes, bruits résonnant dans les rues de Paris, voyage en train pour découvrir les halls de gare, les hauteurs architecturales qui lui font lever les yeux au ciel et danser de joie en pleine rue.
Mais le temps passe vite, Ferdinand attrape vingt ans. Ne serait-ce pas l’heure d’envisager un envol dans une institution qui le socialiserait davantage ? Et la famille Pollock-Patricot d’entamer la tournée de ces « lieux de vie », des murs, des toits, des fenêtres qui ne s’ouvrent pas, car elles n’ont pas de gonds. C’est bien à la fenêtre condamnée que l’on devine l’institution, et son envers, ses peurs de la « défenestration ». C’est bien à ces espaces, à ces lieux où tout est prévu, jusqu’au couteau en plastique, que l’on renifle le pensionnat. Et que dire de ces éducateurs qui savent tout ! Il faut finir la visite des chambres de l’établissement, on découvre le pompon, « ton visage, devant le lit médicalisé, tu as retenu tes larmes. Une fois dehors, assis sur un muret, de pierre, tu as beaucoup pleuré et fait non de l’index ». Lieux impossibles, colères grandissantes de la famille Pollock, lettres aux administrations, aux ministres puis au Défenseur des droits pour demander un vrai lieu de vie pour Ferdinand. Et toujours cette petite tape sur la tête, « vous attendez tout de l’État ? ». Et de répliquer : et alors, du handicap on ne peut pas parler ; on ne peut pas être épaulé ? On ne peut pas inventer des réseaux et des passerelles entre les familles et des lieux autres de socialisation ? N’ont-ils pas le droit eux aussi à des espaces ouverts, circulant entre le dedans et le dehors, mêlant les rencontres et les âges ? Et Francesca Pollock de préférer marcher avec Fernand Deligny, chercher les conditions dans lesquelles le jeune Ferdinand pourra évoluer favorablement, en travaillant sur les circonstances, au déploiement de ses meilleures potentialités : « À force d’en tracer des lignes d’erre à partir de chaque enfant là, nous en arrivons à voir un peu plus ce qui ne nous regarde pas ; je veux dire ce que notre regard aveugle de parlant a bien du mal à voir ».
Ces deux magnifiques ouvrages nous entrainent vers Deligny, auteur-instituteur-militant-éducateur et penseur du déplacement, lorsqu’il travaillait avec des enfants autistes mutiques dans les Cévennes dans les années 1970. Si Deligny détonne lorsqu’il écrit Graine de crapule en 1945 ou Les vagabonds efficaces en 1975, c’est qu’il est en phase avec le genre de « tentatives » d’Arièle Butaux et de Francesca Pollock plutôt qu’avec « l’institution » qui, du haut de ses certitudes, toise les familles considérées comme fautives, blâmables et si peu compétentes !
Avec l’ouvrage de Michael Pouteyo, nous redécouvrons la langue de Deligny, autant dire l’envers de la langue institutionnelle, celle de la « rééducation ». Agencer des espaces sur mesure, inventer de nouveaux modes de rapports, utiliser des objets, des sons, des odeurs afin de changer la communication, Deligny a développé très tôt des méthodes, des outils, des techniques, pour observer convenablement, voir au-delà de ce que notre langage nous conditionne à voir, pour voir autrement. Penser par corps en somme, un corps dans un milieu et aux prises avec d’autres corps, d’autres objets, d’autres matières qui peuplent et meublent son environnement, pour lui permettre, au sens propre, de l’habiter. (Voir tous ses textes réédités par les éditions de L’Arachnéen par Sandra Alvarez de Toledo.)
Avec ces trois ouvrages, leurs rages sourdes et leurs vertiges, leurs grands éclats de joie et leurs tristesses froides, une autre géographie des affects nous arrive. Elle nous invite à en chercher les sphères d’attention, d’autres points de départ pour joindre d’autres possibles de l’existence. Point de départ et non pas siège, ces récits témoignent de la force avec laquelle le désir d’accompagner permet d’élargir leur vie, étape par étape, avec patience. Et de garder à l’esprit cette tension : comment atteindre ce corps qui fuit autrement ?