Depuis sa création En attendant Nadeau est reconnu pour ses articles longs et fouillés, qui montrent qu’Internet n’est pas voué à l’instantanéité et au rapidement lu. Il nous manquait toutefois un espace pour traiter de certains livres de manière plus succincte que dans nos articles… C’est la raison d’être de cette nouvelle chronique à plusieurs voix, qui rassemble des lectures brèves, en littérature ou du côté des essais. Pas de côté, notules enlevées, recensions aiguës… vous retrouverez notre sens critique dans « En bref », qui croise nos regards pour vous signaler certaines parutions ayant retenu notre attention.
Le nouveau roman, de facture très classique, de la Libanaise Dominique Eddé, est tout entier pétri de nostalgie. Dans une vieille demeure patricienne de Beyrouth, le palais Mawal, qui donne son titre au livre, des héros, semblant sortis d’un film de Visconti, achèvent leur vie. Beaux, généreux, raffinés, cultivés, séduisants malgré leur âge, ils regardent leur Liban multiconfessionnel et démocratique partir en fumée, comme, quelques années auparavant, le port de leur ville. Menacés de ruine par la corruption et la débandade économique et politique du pays, ils refusent de renoncer à leurs valeurs et à leur mode de vie. Ils se montrent pleins de bienveillance à l’égard du couple de Philippins qui les servent et de la jeune dame de compagnie et lectrice de Léonora, la principale protagoniste, menacée de cécité. Jadis religieuse, Léonora a quitté les ordres à la suite de deuils cruels. La foi en Dieu l’a abandonnée, mais elle n’a cessé de croire en l’amour et en l’humanité. Déjà mariée à Selim et jeune mère de leur fils, elle a vécu une grande histoire passionnelle avec Yaman, un cinéaste turc, lui-même engagé ailleurs, sans que la jalousie ou l’exigence d’exclusivité viennent ternir leurs amours multiples. « Il y a plusieurs vies et plusieurs morts dans toute vie », dit Léonora, qui revendique cette pluralité contre le monisme fondamentaliste des fous de Dieu. À l’évocation des amours anciennes se mêlent, en effet, des réflexions politiques. Sous l’intrigue romanesque, on voit apparaître quelque chose d’un manifeste où s’expriment les convictions de l’auteure.
Sonia Dayan-Herzbrun
En dépit de l’argument consistant à souligner l’intérêt historique des archives des régimes totalitaires, la publication du discours des oppresseurs ne va pas de soi. Iegor Gran déjoue ce piège par une édition qui encadre ce terrible « manuel de recrutement des agents du KGB ».
La provenance du document est trouble : un journaliste américain d’investigation, Michael Weiss, « met la main » au milieu des années 2010 sur huit manuels d’un centre de formation du KGB dont il rend compte dans une série d’articles. L’auteur de Z comme zombie, fils du dissident soviétique Andreï Siniavski (1925-1997), est fasciné par la « trouvaille » de ce qu’il nomme L’entretien d’embauche au KGB. Il parvient à consulter ce polycopié gris de cent seize pages, au dos carré collé, portant le tampon « Absolument secret ». Il lit ce manuel rare, tiré, semble-t-il, à moins d’une centaine d’exemplaires, et le traduit.
Si, comme l’écrit Gran, le document parle de lui-même – toutes les étapes et les précautions pour l’embauche des futurs agents sont détaillées –, il est impossible de le publier sans le moindre commentaire. En pareil cas, l’option choisie est la reproduction du document original sous la forme d’un fac-similé. Cela rend souvent la lecture difficile, surtout lorsque le texte est en langue étrangère, mais cela a l’avantage de neutraliser la réactivation de la violence des archives, pour reprendre les analyses de l’historienne Ann Laura Stoler. Iegor Gran, qui ne donne à voir qu’un fragment du document original en page de garde, choisit d’éditer une traduction du manuel dans son intégralité, mais en s’octroyant la moitié inférieure de chaque page pour livrer ses commentaires. Ce qui pourrait n’être qu’une astuce éditoriale fait de cet ouvrage un modèle d’édition d’archives, une tentative pour déjouer le discours de la domination, une manière de se réapproprier une parole spoliée.
Philippe Artières
Après Enfance, voici Jeunesse, deuxième volume de l’intrigante « Trilogie de Copenhague » de Tove Ditlevsen (1917-1976), l’une des plus célèbres écrivaines danoises. Les trois tomes de cet ensemble, publiés à la fin des années 1960, constitueraient une autobiographie réaliste « classique », celle d’une enfant issue d’un milieu très pauvre qui réussit à « réaliser ses rêves », en l’occurrence celui de devenir poète, s’ils n’adoptaient une stratégie assez inhabituelle dans laquelle la retenue et une sincérité dénuée de grands affects, la simplicité et l’anxiété psychiques se mêlent, de manière parfois peu discernable. L’effet sur le lecteur est l’inquiétude, l’amusement, et la perplexité morale.
Dans Jeunesse, Tove présente la série de « places » qu’elle occupe chez des patrons divers, et la vie morne qu’elle mène dans sa famille, puis indépendamment d’elle. Une de ses tantes meurt, sa mère veut qu’elle se marie (elle a bientôt dix-sept ans !), son père est souvent au chômage, une de ses logeuses est fanatique d’Hitler… Rien ne touche vraiment Tove, dont la seule passion est d’écrire de la poésie. Mais cette passion est étrange, tout comme son acquiescement à « l’idéal » du mariage. Ainsi, s’ennuyant dans l’entreprise qui l’emploie, elle regarde par la fenêtre et confie : « J’observe […] les chiens avec leurs maîtres. Certains […] ont une laisse très courte sur laquelle on tire avec impatience chaque fois qu’ils s’arrêtent. D’autres ont une laisse très longue et leurs maîtres attendent patiemment quand une odeur excitante retarde le chien. C’est un maître comme ça que je souhaite pour moi. C’est une vie comme ça qui me conviendrait ».
Vraiment ? Peut-être, car, dit Tove, « qui n’a jamais été propriétaire de son temps et a toujours dû le vendre » ne saurait comprendre. À la fin du roman, en 1939, la guerre est déclarée et la jeune Tove publie son premier recueil de poésie, « un véritable miracle ». Quant à la longueur de sa future laisse et à la nature de ses futurs maîtres, le dernier volume de la trilogie (à paraître en septembre 2024) en offrira une idée plus précise et éclairera sur l’effectivement très troublante étrangeté « ditlevsenienne ».
Claude Grimal
Troisième recueil de la poétesse et essayiste américaine publié en 2007 (après la publication de deux recueils qui sont restés confidentiels), Quelque chose de brillant avec des trous nous parvient après que nous avons tant aimé Les Argonautes, Jane un meurtre & Une partie rouge ou Bleuets. Cet extraordinaire poème-essai de 240 fragments autour du bleu, couleur dont Maggie Nelson est tombée amoureuse « comme on tombe dans les rets d’un sortilège », se battant pour « rester sous son influence et [s]’en libérer, alternativement », accompagne, dans une réédition en poche, Quelque chose de brillant avec des trous.
On renoue dans Quelque chose de brillant avec des trous avec la puissance du désir, qui « excède toujours son objet », celui qui vide et remplit dans un double mouvement imprévisible, aux conséquences insoupçonnables. « Mon désir est si féroce / je suis sortie l’aérer / et encore je le sens déchiqueter l’espace / autour de moi », écrit la poétesse dans la ferveur qu’on lui connaît. Tout aussi imprévisibles sont les innombrables nuances que perçoit la poétesse au fil de ses promenades le long du canal, les « nappes de pétrole » sont « lavande pâle », ce canal qui est « passé par toutes les couleurs – / nappe noire et brillante,/ chocolat gras, / écume effrayante / blanc et violet », canal sur lequel elle décide d’écrire plutôt que de lui écrire, à lui, ou même d’écrire sur lui, et auquel elle consacre une des trois sections du livre. Maggie Nelson lie l’intime et le cosmique dans des images qui nous prennent de court, coupent le souffle parfois, d’un mouvement bref, et qui se délient et se déplient dans l’amitié intense au chevet d’une très chère amie gravement accidentée et immobilisée dans une « unité de soins spécialisés » : « Plus tard, je te sors en fauteuil, il faut une éternité / pour te soulever et t’asseoir, cela exige une espèce de grue / jaune motorisée, ton corps pareil à un bel oiseau brun / dans son bec. » Notre cœur, comme celui de Maggie Nelson, est « poreux » et s’abreuve à la beauté de son regard.
Gabrielle Napoli
Accrocheur, le titre évoque un bestseller de la littérature policière. Ce livre-ci nous mènerait « sur les traces du manuscrit secret qui va changer l’Histoire ». Certains clients pourraient être appâtés par le désir d’approcher ce philosophe dont le nom est plus célèbre que l’œuvre n’est connue puisque, répète-t-on à l’envi, elle est horriblement difficile. De fait, ils en sauront un peu plus sur l’atmosphère intellectuelle de l’Europe des années 1670, et même sur les mésaventures de la seule copie du manuscrit original de l’Éthique faite du vivant de Spinoza. Cette copie n’avait rien de secret : elle avait été confiée à un ancien ami converti au catholicisme et l’on ignorait ce qu’elle était devenue. On l’a retrouvée en 2010 et il est désormais possible de la comparer au texte publié un peu après la mort du philosophe, qui a le mérite d’avoir été soigneusement corrigé dans le sens que celui-ci souhaitait.
En dépit de l’annonce, Mériam Korichi ne présente pas un roman mais l’habile réécriture d’un travail universitaire sérieux et précis. Elle a lu la Correspondance de Spinoza et s’est donné la peine d’en savoir un peu plus sur chacun de ses correspondants, afin de raconter sur un mode objectif les voyages et les soucis des uns et des autres. Nous suivons ainsi le chemin de la copie longtemps égarée et récemment retrouvée. Point de secret là-dedans mais on a le droit de rêver. À défaut d’une initiation à la pensée de Spinoza, le lecteur percevra un peu mieux ce qu’il en fut des esprits libres de cette époque.
Marc Lebiez
Michel Itty, grand connaisseur du poète de langue allemande Rainer Maria Rilke auquel il a consacré plusieurs ouvrages, s’engage dans ce petit livre dans un domaine inattendu, celui du réalisme fantastique ouvert à tous et jamais épuisé. Dans La fin des rails, on circule beaucoup en train, entre deux permissions par exemple, en notant une foule de détails minuscules et essentiels, saugrenus ou insignifiants, qu’on remarque dans le train qui vous emmène chez l’Écrivain. Ils constituent la trame du réel dans ces dessous de pensée qu’on laisse passer sans y faire autrement attention. De tout petits faits de la vie quotidienne deviennent des repères qui fondent toutes les opérations ultérieures. La figure à la fois enviée et un peu ridicule de l’Écrivain est au centre de ce récit fractionné en de multiples aventures quotidiennes, assez surprenantes. Douze chapitres, non numérotés, se succèdent avec des titres prometteurs, tels « d’art dare » ou « Train de vie », puisqu’il s’agit de chemins de fer, ou dans « ventre à terre » : « Quelque part en d’autres villes, l’inconnu, grave en d’autres bistrots, continuait dans la pure gratuité le don de sa personne ».
Quelque part entre surréalisme et récit fantastique, on pense parfois aux Mémoires de l’ombre de Marcel Béalu. Le récit de Michel Itty est à la fois familier, on se reconnaît au passage, à ras de conscience et parfaitement inquiétant. La fin des rails peut réveiller chez chaque lecteur ces petits « flashs » de l’entre-deux-temps où apparemment rien ne se passe. « Tirs au but » confronte l’Écrivain à tout ce qu’il voudrait qu’on ne sache pas, il va faire ses courses comme tout un chacun, et va au bistrot ! Dans « La fin déraille », le voici en proie à son éditeur. On ne sort pas si facilement de la honte. On retrouve chez Michel Itty la grande voie jadis ouverte par Lautréamont, parler pour ne rien dire, pour laisser passer les subtilités de l’en-dessous de ce qui assaille chacun malgré lui. C’est le niveau à ras de tête, quand, poignée de porte en main, on attend la suite. Le saugrenu, largement objet de ce livre, est là, quand la tête trop près du mur on a mal au front. Ce livre bref et savoureux mène à ce fond où la parole est censée censurer l’Inconscient.
Georges-Arthur Goldschmidt
Voici l’histoire de qui aime et, petit à petit, ne va plus être aimé, une expérience de chagrin et d’impuissance que Julien Burri, écrivain et poète suisse, utilise cependant plus comme un ostinato mélancolique et sensuel que comme un récit. C’est en effet le rapport à la nature environnante et les variations des émotions que s’attache à décrire le narrateur de La double nuit du lac, non des événements.
Pourtant, ce petit récit s’ouvre sur un événement, une baignade dans « un lac tapi dans les sapins noirs », sans doute celui de Bret dans le comté de Vaud, que le narrateur traverse à la nage tandis que son compagnon reste sur l’autre rive. Rien ensuite ne sera plus pareil entre eux.
La vie des deux « messieurs », comme les appellent leurs voisins du coin reculé de campagne qu’ils habitent, va s’en trouver définitivement altérée. Leurs activités, les repas, les promenades avec les chiens… ne sont plus les mêmes tandis que le monde alentour persévère dans une grande beauté évoquée en un pointillisme précis par la prose lyrique et retenue du narrateur. Puis tout sera fini, et le délaissé pourra, quelques mois plus tard, dire : « Je ne sais plus les noms que nous nous donnions, comment nous nous touchions. Je n’ai gardé aucune photo où il apparaît… Notre amour n’est ni dans le bois ni sur l’autre rive [du lac]. » Pourtant, quelque chose fut ; Julien Burri, dans cette Double nuit du lac, en a suivi la fuite, attentif aux mystérieux échos et marques qu’elle laissait entre eaux, champs et forêts. Allons avec lui sur ce chemin tracé par le désamour de l’autre.
Claude Grimal
L’éminente spécialiste du monde ouvrier Danielle Tartakowsky nous emmène avec succès dans un tour de France de l’hébergement syndical en interrogeant les lieux physiques de cette reconnaissance, les implantations spatiales choisies par les municipalités à la fin du XIXe et au début du XXe siècle pour bâtir les Maisons du peuple. Si les villes se transforment à la mesure de l’industrialisation, elles se façonnent aussi à l’initiative des syndicats qui inventent des lieux de réunion et de manifestation. L’approche est très nouvelle, car elle s’intéresse aux formes ouvrières des monuments dans la ville.
C’est l’effet de série qui fait la richesse de l’ouvrage. Les murs interrogés sur le fil ouvrier dévoilent une force nouvelle : par des gravures, photographies, cartes postales, plans, affiches mais aussi des relevés de fresques, de vitraux, de blasons, de devises ou d’allégories au fronton des façades. En un mot : Le Travail. Un maître personnage : Le Travailleur. En cas de catastrophe, le fronton se transformera par : « Les victimes du grisou ». On peut dire que toute une histoire de la virilité se déploie sur les murs et les remparts : travaux du ciment, du fer, de la pierre ou du bois. Ou encore les Canuts, la barricade, le mur des Fédérés, le Congrès inoubliable. C’est par dizaines que s’érigent les « Maisons du peuple », les Bustes bombés, les phrases clés : « Chacun pour tous, tous pour chacun ». À ce titre, la Bourse a toute sa place dans l’urbanité aux côtés des écoles et des mairies ; elle trône comme un palais qui aimante sur le temps long l’histoire ouvrière. Elle ponctue l’espace public et ses établissements : la gare, la caserne, les églises, l’asile de nuit, les bains-douches. Danielle Tatarkowsky lui redonne sa place dans l’histoire sociale, urbaine et institutionnelle de la ville.
Jean-François Laé
Le plus célèbre aveugle de la littérature moderne était doté d’un authentique regard de cinéphile : il remarque l’usage de la profondeur de champ dans Citizen Kane, déplore l’absence de contre-plongée dans King Kong, élève Sérénade à trois au rang de film parfait et reproche à un essayiste de ne pas mentionner le nom de Sternberg – preuve de la justesse de ses goûts. Vincent Jacques ne se contente pas d’évoquer le critique ou l’amateur de films populaires, non naturalistes et intelligemment narratifs (films noirs et westerns), il montre aussi, de façon convaincante, comment son intérêt pour le cinéma a pu modeler en partie son écriture ; il nous fait découvrir le Borges scénariste, auteur (avec Bioy Casares) du célèbre et déroutant Invasión, réalisé par Hugo Santiago, entré dans la catégorie ambiguë des films cultes et auquel Borges avouait ne rien comprendre. Les trente pages consacrées à ce film puis à Les autres, des mêmes auteurs, sont particulièrement riches, détaillées et instructives. Dans une brève conclusion l’auteur compare Borges à Jean-Luc Godard ; une première lecture laisse perplexe, une deuxième laisse dubitatif. La bibliothèque universelle de Borges est à mille lieues des collages dilettantes et parfois malheureux de Godard, et rien dans son œuvre ne correspond au mot d’ordre « La culture se meurt, magnifions ses décombres ». Rapprocher Borges d’Alain Resnais (évoqué en passant) aurait été plus pertinent, amusant et fécond : un antidote au funèbre.
Pierre Senges