Les cours sur l’imagination que dispensa Paul Ricœur à l’université de Chicago en 1975 paraissent simultanément aux États-Unis et en France dans la traduction qu’en propose Jean-Luc Amalric. L’événement éditorial est d’autant plus notable que son objet est considérable : Ricœur n’a jamais écrit de livre sur la question de l’imagination, alors que celle-ci, insiste Amalric, occupe une place centrale dans son œuvre.
C’est là sans doute l’un des nombreux points communs qu’entretient la philosophie de Ricœur avec celle de Kant, à laquelle il réserve intégralement deux de ses cours. Aussi ne saurait-on décrire le désarroi dans lequel leur auteur jette ses lecteurs lorsqu’il annonce à la fin du second qu’il n’aura pas le temps d’aborder le paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger qu’en le comparant à la déception que suscite la promesse finalement non tenue de consacrer une séance à Merleau-Ponty.
Il faut dire qu’en temps normal, c’est-à-dire dans ses livres, Ricœur n’omet rien et que ses analyses ne laissent aucune ombre. S’il entreprend l’examen d’une théorie, c’est pour l’examiner à fond, sans perdre de vue pour autant la sienne propre, les objectifs qu’il lui a assignés comme les prolongements qu’il entend lui donner. La première partie de ses cours étudie ainsi les classiques (Kant donc, et avant lui Aristote, Pascal, Spinoza et Hume), la deuxième se penche sur les modernes (Gilbert Ryle, H. H. Price, Wittgenstein, Husserl et Sartre), avant qu’une troisième partie entretienne une réflexion plus générale et plus personnelle sur « l’imagination comme fiction ».
Tel est en effet l’objectif – la fiction – et la direction que prend l’enseignement de Ricœur – de l’imagination à la fiction – avant de se déployer dans la suite de son œuvre. Afin de saisir l’importance de ce moment et le sens qu’il donne à ce déploiement, il convient de rappeler que 1975 constitue une année charnière dans l’élaboration de la pensée ricœurienne. Cette année-là, le phénoménologue publie La métaphore vive et dispense parallèlement à celui sur l’imagination un autre cours intitulé L’idéologie et l’utopie, le seul publié de son vivant, en 1997. Avec L’imagination, Ricœur tend ainsi un arc qui va d’une figure élémentaire – la métaphore – à une configuration – l’utopie, suivant une évolution que l’on pourrait résumer en paraphrasant l’auteur de la manière suivante : de l’énigme de l’image aux paradoxes de l’imagination jusqu’à l’ordre et au contrordre de la fiction.
Lire ces cours revient par conséquent à assister à une forme d’ascension conceptuelle, depuis ce point de départ où il acte « l’énigme de l’image : elle donne la chose sans la donner, elle la donne dans la présence de son absence » vers son point d’arrivée qu’est la fiction. D’une source vers un fleuve, en quelque sorte, le lit de sa pensée s’étant élargi en croissant, puisque dans la fiction « les choses évoquées ne sont pas simplement absentes mais aussi non-existantes ». Si l’image signale l’absence, l’imagination, elle, tend vers l’irréel. Or cette tension concentre les qualités de l’imagination, que Ricœur qualifie d’intuitive, de dynamique, de productrice.
C’est ce qui fait d’elle, suivant un modèle kantien qui va de l’intuition au concept, le principe médiateur de l’élévation de l’image à la fiction. Mais Ricœur ne se contente pas de reprendre à Kant « la fonction formatrice » de l’imagination, il lui emprunte aussi sa fonction ordonnatrice. L’imagination, chez Kant, met en ordre la pensée en lui prêtant une analogie avec la réalité, c’est-à-dire une proportion commune qui s’ordonne à son tour en un sens commun sur lequel se règlent les diverses subjectivités pour s’accorder sur un ordre pensable.
Ce sens commun qui rend précisément communicables l’imagination et l’ordre qui en résulte pourrait être regardé comme une fiction, mais ce n’est pas, là non plus, cette supposée fiction primaire qui intéresse Ricœur, que seule retient la fiction dernière. Ce qu’a de foncièrement « classique », et donc d’admirable et de discutable, la philosophie ricœurienne, c’est qu’elle est elle-même ordonnée, et ordonnée de surcroît en un déploiement. Chacune des notions qu’elle embrasse successivement, son analyse les féconde, fût-ce pour en diagnostiquer la stérilité théorique.
Dès sa leçon d’introduction, il part ainsi de l’image résiduelle qu’est à ses yeux la trace pour diriger ses efforts vers le point opposé de la fiction. Car c’est uniquement en cette dernière qu’aux yeux de Ricœur s’exercent la puissance heuristique de l’imagination et son pouvoir critique. À ce stade, tout l’enjeu est pour lui d’expliciter comment l’imagination acquiert cette puissance et ce pouvoir ; explicitation qui fonde selon Ricœur la légitimité philosophique de l’imagination tout en préservant les fictions de l’usage instrumental que seraient tentés d’en faire les philosophes.
Le projet ricœurien est donc aussi paradoxal que l’imagination elle-même, puisqu’il s’agit de parvenir à « l’élaboration d’une théorie de la fiction en essayant de montrer que l’élément négatif de la fiction constitue la clé même de son pouvoir référentiel ». Cet « élément négatif » correspond en effet à la capacité qu’a l’œuvre d’imagination de suspendre la réalité, que ce soit sur le mode de l’épochè, comme chez Husserl, ou sur celui de la néantisation sartrienne.
Une fiction redécrit la réalité, elle la reconfigure, et par conséquent elle lui oppose une image d’elle déformée, métaphorisée, qui, en la suspendant, l’expose à l’examen critique. Sous ce rapport, les cours sur l’imagination sont bel et bien indissociables de ceux que Ricœur dispense sur l’idéologie et l’utopie, cette dernière instituant une fiction à même d’opposer son non-lieu au lieu de la réalité empirique.
Là se situe la réserve critique propre à l’utopie. Dans l’économie de la pensée ricœurienne, ce n’est qu’une fois que l’imagination peut être tenue comme productrice de fiction (au terme d’un long procès donc, qui s’apparenterait à un long progrès) qu’elle accomplit pleinement sa fonction en tant que faculté de l’agir humain, dont Amalric rappelle opportunément que cette question motive tout l’effort philosophique de Ricœur, suivant une voie parallèle à celle de Hannah Arendt, dont il préfaça la version française de Condition de l’homme moderne.
En imaginant, l’homme est en mesure d’ordonner le réel, telle est l’une des leçons de ces Cours. En imaginant, il est à même de critiquer le réel, telle est celle de L’idéologie et l’utopie. En configurant des fictions sous la forme de récits, l’homme se rend capable d’appréhender son existence temporelle et de lui attribuer un sens, appréhension et préhension qui font l’objet des trois volumes de Temps et récit (1983-1985). C’est enfin en déployant une « imagination du semblable » que l’homme peut s’imaginer Soi-même comme un autre (1990), pour reprendre le titre de son dernier grand opus systématique avant La mémoire, l’histoire, l’oubli, paru en 2003.
A posteriori, la mémoire fut longtemps considérée comme l’autre grand problème paradoxal auquel s’est confronté le philosophe vers la fin de sa vie. En lisant ses cours sur l’imagination, il est cependant frappant d’y lire que « la mémoire présente un problème plus difficile que l’imagination, car la différence entre l’imagination et la mémoire tient au fait que l’imagination n’est pas liée au passé ». Cette déliaison, poursuit Ricœur, lui accorde une liberté que la mémoire lui dénie. Or c’est précisément afin de tenter d’y rassembler les conditions permettant de surmonter ce déni, en tant qu’il constitue lui aussi une entrave à l’agir humain, qu’a été écrit La mémoire, l’histoire, l’oubli.
Structurellement, la pensée ricœurienne exprime un souci de l’ordre qui n’exclut certes pas l’aménagement d’un contrordre, mais qui exclut en revanche tout ce qui favoriserait le désordre. La critique ne saurait cependant se précipiter dans cette direction. Avoir démontré que l’imagination donne accès à des pans de la connaissance et de la compréhension qui, sans son intercession, ne seraient pas accessibles à la conscience constitue un apport dont on ne mesure sans doute pas encore tout à fait le relief conceptuel. Avoir en outre maintenu que l’imagination offre cet accès par un excès, en tant que l’imagination est potentiellement excessive et donc possiblement mauvaise guide lorsqu’elle devient fantasmatique, est peut-être plus précieux encore d’un point de vue théorique, ne serait-ce que parce qu’une pensée du désordre peut elle aussi s’y frayer.
Il est cependant surprenant de constater en lisant L’imagination après La mémoire, l’histoire, l’oubli que Ricœur s’est davantage soucié des excès de la mémoire que de ceux de l’imagination, jugulant d’un paradoxe la propension de cette dernière à la tromperie : « c’est précisément parce qu’elle ne nous trompe pas toujours que l’imagination est trompeuse ». S’il est heureux qu’un philosophe restitue à l’imagination sa valeur conceptuelle, la confiance qu’il marque à son endroit semble lui faire perdre de vue son revers – l’inimaginable. De même, en effet, qu’il reproche à Sartre d’avoir développé une très puissante interprétation de l’imagination permettant de penser comment imaginer l’absence mais pas d’imaginer l’inexistant du type de la fiction ; de même on pourrait reprocher à Ricœur de déployer quant à lui une théorie quasi exhaustive de l’imagination qui ne ménage cependant aucune place à l’inimaginable.
En revenant à son premier cours, on est tenté de suggérer qu’en définitive il ne pouvait pas la traiter à partir du moment où il y avait désavoué la trace en avouant sa préférence pour la fiction, car la trace résiste au déploiement fictionnel de l’imagination. Cette dernière assertion peut sembler contre-intuitive. Dans un article rapidement devenu célèbre, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », Carlo Ginzburg a en effet suggéré, en 1979, que c’est en déchiffrant des traces que les chasseurs ont amorcé les premiers récits. On conviendra cependant que, dans ce cas, les récits en question ont recouvert lesdites traces, qu’en s’en emparant le discours a occulté leur matérialité pour la transmuer en langage, suivant en cela un processus qui coïncide avec celui que déploie Ricœur. Mais qu’en est-il des œuvres d’imagination qui conservent la trace au point d’apparaître elles-mêmes comme des traces davantage que comme des fictions ?
Une peinture, par exemple, puisque c’est l’objet de l’une des leçons conclusives des Cours, peut certes être d’histoire, mais c’est là son sujet, non son objet. Objectivement, donc, une peinture est une trace, plus ou moins dissimulée sous l’histoire qu’éventuellement elle illustre, mais qu’aucun philosophe ne saurait subsumer sous cette histoire, sans quoi il la ferait passer pour un texte de même nature que le sien, se faisant d’elle une proie. Le mot même de fiction n’est peut-être pas véritablement approprié aux arts plastiques, approximation que Ricœur circonvient en parlant plus largement d’« œuvre », comme lorsqu’il écrit que « c’est toujours dans le cadre d’une certaine œuvre que l’imagination est productrice ». Mais la trace qui s’obstine est-elle moins œuvre pour autant, et l’imagination qui s’en empare devient-elle nécessairement improductive, pour ne pas dire stérile comme le serait une trace ?
Cette critique rejoint par d’autres voies celle qu’introduit Amalric dans sa postface, lorsqu’il signale que Ricœur « ne nous montre pas quels pourraient être les liens entre imagination créatrice et langage dans des formes d’expression artistiques comme la peinture et la musique qui ne prendraient pas le langage comme médium. On se trouve en ce sens confronté à une difficulté théorique qui n’est jamais abordée frontalement par Ricoeur ». Ces concessions ne brident évidemment en rien le déploiement théorique auquel les Cours convient leurs lecteurs, ni le plaisir qu’indéniablement ils en retirent en retrouvant à travers eux ce sens commun, communicable et ordonné. D’autant moins qu’à défaut d’avoir pu lire ces leçons, sans doute ces mêmes lecteurs n’auraient-ils pas eu les moyens d’imaginer ce qu’une pensée désordonnée par des œuvres désœuvrées peut recéler d’inimaginable.