Père natal

Dans Grand Seigneur, Nina Bouraoui raconte la vie et la mort de son père. Avec lui, c’est la part algérienne de l’écrivaine, nourrissant en partie son œuvre depuis plus de trente ans, qui s’en va. En plongeant une nouvelle et peut-être dernière fois dans cette histoire-là, elle nous offre un de ses plus beaux textes.

Nina Bouraoui | Grand Seigneur . JC Lattès, 250 p., 20,90 €

Le premier livre de Nina Bouraoui, La voyeuse interdite (Gallimard, 1991), a paru il y a plus de trente ans. Depuis, l’écrivaine alterne romans et récits d’autofiction, dont certains évoquent les quatorze premières années de sa vie passées à Alger auprès de sa sœur, son père algérien et sa mère française. La lecture de ces titres donne l’impression – sans doute trompeuse – de connaître les membres de la famille de l’autrice, ses amis, les épisodes traumatiques ou marquants qui reviennent d’un livre à l’autre. Il aura pourtant fallu attendre Grand Seigneur pour remarquer la présence, finalement assez discrète, de son père dans ses précédents ouvrages.

Le livre raconte les derniers jours de sa vie, passés au centre de soins palliatifs de la maison médicale Jeanne-Garnier à Paris. La chambre, le jardin, les couloirs qui composent le décor de cette « aventure à part entière » qu’est la fin de vie sont décrits avec minutie, tout comme la nouvelle chorégraphie qui s’impose à la famille, faite de visites, d’horaires et de rites, mais aussi de nouveaux liens intenses, qui se tissent entre les patients, leurs familles et le personnel hospitalier. Celui-ci s’occupe autant des malades que de leur entourage dans ce lieu chargé en émotion où aucun doute n’est permis quant à l’issue : « La durée médiane des soins palliatifs oscille entre dix et quatorze jours, il suffit d’observer, devant le bâtiment, les ambulances depuis la ville et vers la morgue pour saisir le jeu des chaises musicales. »

Si les souvenirs de l’hospitalisation semblent consignés avec une grande précision, le récit n’en constitue pas pour autant un document ou un témoignage. L’épreuve permet ou impose une introspection profonde et poétique à l’autrice qui se projette dans sa vie d’après, sans son père : « Je ne savais rien de moi après et je ne m’imaginais pas sans celui à qui je ressemblais à force de l’avoir imité ». La voilà qui se replonge aussi dans sa vie d’avant. L’agonie de son père fait d’elle « l’archéologue d’un passé » qu’elle s’interdit de visiter depuis peu : « Je ne veux plus écrire sur mes années algériennes, les romans qui les racontent sont des contes, des fictions, des légendes, je ne veux plus trafiquer, poétiser mon enfance ».

Nina Bouraoui, Grand seigneur
Nina Bouraoui (2023) © Patrice Normand

C’est donc avec plus de précisions que jamais que Nina Bouraoui revient sur la vie de son père, le parcours de celui qui était jusque-là toujours évoqué par bribes est ici restitué. Les longs séjours qu’il passait à l’étranger et qui sont évoqués dans ces « fictions » des années algériennes trouvent par exemple un objet : le père était haut fonctionnaire, banquier et diplomate ; on apprend qu’il a participé à la libération des otages américains en Iran en 1981, une photo trouvée sur Internet l’atteste. Le factuel chez Bouraoui, sur ce point en particulier, surprend, elle-même avait fini par imaginer en espion ce père entourant de mystère ses voyages et ses fonctions. Malgré le secret qu’il maintenait, la fierté de la famille était assez importante pour accepter que le destin de ce grand seigneur se construisît « dans le silence et la solitude ». 

C’est en observant ce père passant ses nuits à préparer ses discours que l’écrivaine a appris à structurer ses idées, à se forger son propre destin et que sa vocation est née, « envieuse de sa virilité, mimant ses gestes, portant son eau de Cologne, écrivant sur son papier à lettres… ». Nina Bouraoui imite son père, jusqu’à prendre sa place de chef de famille durant ses absences. Ce rôle, l’étrangeté de sa mère, mais aussi l’extrême virilité de la société algérienne qui accepte peu de mixité, tout cela fait naître en elle une crainte, une inquiétude continue dans sa vie algéroise. Une peur qui atteint son apogée au moment où elle assiste à l’agression de sa mère par un groupe d’enfants qui l’insultent, lui crachent à la figure en la traitant d’étrangère. Pour la famille, l’événement est un point de bascule.

L’ébranlement que provoque immanquablement la mort d’un père paraît encore plus grand quand, avec la perte de l’être, se perd la « moitié de son histoire ». D’abord, la part qu’il a eu le temps de raconter, avant Nina Bouraoui elle-même notamment dans Garçon manqué (Stock, 2000) : sa jeunesse en Algérie, son départ pour la France au début de la guerre, sous l’insistance de son grand frère qui voulait le protéger, frère engagé avec le FLN et porté disparu ; la rencontre avec la mère de Nina Bouraoui à Rennes, les difficultés à être accepté en tant qu’Algérien en France, le retour en Algérie à l’Indépendance et le départ à nouveau, définitif cette fois, pour la France en 1981, les parents pressentant déjà « le bain de sang » qui allait se produire. 

Les rapports du père avec l’Algérie ne se sont pas pour autant arrêtés avec ce dernier départ, c’est ce que nous apprend ce nouveau récit. La fin de sa carrière a été brutale. Mis à la retraite à cinquante-six ans, il a longtemps attendu un (r)appel qui n’est jamais venu. Et si, après le début des années 1980, la vie algérienne a été un souvenir entêtant pour Nina Bouraoui, son père a continué à y retourner régulièrement, même quand le bain de sang avait effectivement commencé, dans les années 1990, même après son éviction et la déception que cela a pu faire naître, il ne pouvait faire autrement, car « dépendre d’un pays était pire que de dépendre d’une personne ». Très malade, il y retourne une dernière fois pour s’occuper de l’appartement et jeter ses documents algérois.

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Remplir les blancs de cette histoire confuse est l’un des enjeux de ce récit, où l’autrice se demande pourquoi il n’existe pas de photo de son père avant son adolescence, avant qu’il n’incarne cette image de force et de protection qu’elle lui a associée une vie durant. Dans les bribes consacrées au père, Nina Bouraoui évoque dans Jour du séisme (Stock, 1999) et à nouveau dans Grand Seigneur comment son père s’est jeté sur elle et l’a recouverte de son corps lors du grand tremblement de terre d’El Asnam en 1980. Dans une autre scène emblématique de l’univers de l’écrivaine où la nage et la noyade sont des motifs récurrents, elle raconte le jour où son père sur une plage en Algérie a tenté de sauver un jeune homme de la noyade, sans y parvenir, elle était alors petite fille, témoin de l’action. Cette image de son père dans le rôle de presque « sauveur » lui a fait croire à son invincibilité, jusqu’à penser qu’il sortirait vivant de Jeanne-Garnier. 

Onze jours après l’admission de son père dans la maison médicale, la fin inéluctable est pourtant bien advenue. Avec sa mort, Nina Bouraoui écrit que ce sont les portes imaginaires d’une terre algérienne longtemps regrettée qui vont bientôt se fermer. Cette possibilité de fermeture, de silence, rend d’autant plus précieux Grand Seigneur, et tous les récits « algériens » de l’écrivaine qui est l’une de celles et ceux qui ont le mieux fait exister cette terre en littérature.