Ce que réparer veut dire

La place des victimes est une question récurrente, dont l’importance a été particulièrement visible à l’occasion de grands procès récents tels que ceux des attentats du Bataclan et des terrasses parisiennes, puis de Nice. Grâce à une enquête au long cours sur le(s) procès dit(s) de l’hormone de croissance, Nicolas Dodier et Janine Barbot montrent que des occasions judiciaires hors normes constituent des «épreuves » permettant de mieux comprendre l’économie morale et émotionnelle des formes de réparation juridiquement encadrées dans nos sociétés.

Janine Barbot et Nicolas Dodier | Des victimes en procès. Essai sur la réparation. Presses des Mines, 376 p., 32 €

« Responsables mais pas coupables. » Cette formule, ramassant une citation plus longue de Georgina Dufoix, ex-ministre mise en cause dans l’affaire du sang contaminé et jugée par la Cour de justice de la République, a fait florès. Elle a en effet trouvé à s’actualiser dans d’autres drames, notamment dans le domaine de la santé publique, résultant d’atteintes portées à des personnes souvent nombreuses, ayant pu être victimes de maladies graves ou, dans un grand nombre de cas, mourir. L’affaire du sang contaminé, l’affaire de l’hormone de croissance, le scandale du Mediator, l’exposition de travailleurs à l’amiante, constituent autant d’événements dans lesquels se sont articulés affaires, scandales et causes, pour citer un livre qui fit date [1]. Ces événements ont également contribué à enrichir la réflexion relative à la place des victimes, en particulier dans le procès, réflexion ravivée par le traitement judiciaire d’accidents (comme l’explosion de l’usine AZF à Toulouse) ou plus récemment les procès des attentats islamistes de Paris et de Nice. 

Le livre de Janine Barbot et Nicolas Dodier ne laisse apparaître, au premier abord, aucune référence à une affaire en particulier. Le titre, « Des victimes en procès », situe le sujet avant tout sur la scène judiciaire. Le sous-titre, « Essai sur la réparation », identifie sa visée, qui est celle d’une compréhension de ce que « réparer » peut vouloir dire, et la tension avec le titre suggère qu’il s’agit ici d’entendre réparation au sens de ce que des victimes peuvent attendre d’un procès. Si les éléments fondamentaux de l’intrigue se trouvent ainsi balisés, cette notion d’« essai » peut être questionnée, tant il s’agit ici d’une enquête dont la durée et l’intensité méritent d’être soulignées. Le cœur de ces investigations consiste en une ethnographie approfondie d’un procès en première instance, le procès correctionnel dit « de l’hormone de croissance » qui s’est tenu à Paris entre le 6 février le 30 mai 2008, à raison de trois journées et demie par semaine. Les poursuites pénales ayant conduit au procès avaient été engagées suite au décès d’enfants souffrant de problèmes de croissance, traités depuis la fin des années 1980 par des injections d’hormones synthétisées à partir d’hypophyses prélevées sur des cadavres s’étant révélées contaminés, et les ayant exposés à une maladie dégénérative mortelle, la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

Janine Barbot et Nicolas Dodier, Des victimes en procès
Statue de la justice © CC BY 4.0/Manu H/Flickr

Ancrés dans cette histoire évidemment douloureuse, les matériaux recueillis et analysés ne se limitent pourtant pas à l’observation de longue durée d’un procès de grande ampleur. De premiers entretiens ont été réalisés dès les années 2000, avec des parents d’enfants décédés ou présentant le risque de développer cette maladie à incubation longue. Une analyse fouillée a été conduite dans les textes doctrinaux de juristes relatifs, en France comme aux États-Unis, à la place des victimes dans le procès. Outre les échanges noués à l’occasion du procès, l’enquête a été rouverte dix ans plus tard pour ressaisir, une fois les autres voies de recours épuisées (instance d’appel – également observée – et cassation), le point de vue d’une quinzaine d’avocats impliqués dans le procès avec lesquels des entretiens ont été réalisés. Un important corpus de presse a également été constitué, y compris pour saisir les retombées du procès et son évaluation au regard d’autres grands procès ultérieurs ayant à nouveau posé la question de la place des victimes au pénal. 

La diversité des sources ainsi mobilisées tout autant que la durée consacrée à l’enquête constituent une rareté dans un monde de la recherche soumis à des financements de court terme et souvent arrimés à des questionnements exogènes. Dans ce cas, au contraire, la recherche menée en duo a pu s’accorder un seul luxe, celui de prendre le temps, et de nouer dans cette enquête la suite de questionnements de longue date liés en particulier au monde médical et notamment aux politiques publiques en matière de santé  et à la question des mobilisations de malades. Retravaillant ces grandes questions, le livre a toutefois une portée qui dépasse ces enjeux : il s’agit en effet – et en cela la modestie des auteurs les a peut-être conduits à qualifier cette tentative d’« essai » – de comprendre l’économie complexe qui articule dans la durée les attentes exprimées par des victimes de manière non univoque, et les formes de réponse qui souvent prennent la forme de « dispositifs » tels que le procès, mais aussi, par exemple, le fonds d’indemnisation. Ces dispositifs apparaissent autant configurés par la manière dont les acteurs s’en saisissent, depuis leurs rôles respectifs (victimes et leurs proches, réunis ou non dans des collectifs, avocats, magistrats, accusés, journalistes), qu’ils configurent la manière dont ceux-ci vivent cette expérience et lui donnent sens. 

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La notion de dispositif, travaillée plus précisément par Dodier et Barbot dans un article des Annales en 2016, constitue l’un des apports majeurs de l’ouvrage, qui ne néglige jamais la profondeur du travail conceptuel, nourri de la discussion d’auteurs divers (comme Agamben, Foucault, Akrich et Callon sur cette notion), afin de caractériser au plus près, dans une langue précise et assertive à la fois, les phénomènes décrits comme les paroles recueillies (en entretien et surtout dans les notes prises en audience).

Les résultats obtenus sont de plusieurs ordres, et c’est principalement sur le terrain de la sociologie du droit que l’on se propose de souligner l’importance de certains d’entre eux. Tout d’abord, de manière générale, le livre est un plaidoyer en acte pour la prise au sérieux du droit dans une recherche de sciences sociales, pour paraphraser le juriste Ronald Dworkin [2]. Pour donner un exemple concret, l’enquête fait clairement apparaître combien les distinctions apparemment intangibles entre droit civil et droit pénal constituent des enjeux à même d’être investis différemment et successivement d’attentes et d’actions. Loin de s’imposer d’elle-même au regard de ces deux branches du droit, l’orientation des familles de victimes et leurs représentants s’est construite dans le temps face à plusieurs options en termes de positionnement juridictionnel. Barbot et Dodier montrent bien combien ces choix avaient des implications morales, temporelles et interpersonnelles différentes : recours au dispositif d’indemnisation mis en place dès 1992 impliquant la renonciation à la procédure civile mais le maintien possible de poursuites pénales ; engagement dans des procédures civiles permettant que le procès concerne une victime en particulier, mais sans sanction autre que financière pour les responsables (et en l’occurrence leurs institutions) ; participation comme partie civile au procès pénal – visant une sanction au nom de victimes regroupées dans une procédure commune.

Comme l’illustre cet exemple parmi tant d’autres, le cours de l’analyse permet de comprendre les modalités processuelles d’inscription dans les dispositifs complexes que sont les institutions juridiques et judiciaires, dans lesquels même les professionnels ne jouent jamais complètement un rôle, tous étant pourtant contraints par leur place dans le dispositif. Ainsi, les avocats sont affectés émotionnellement par les dossiers qu’ils traitent, en même temps qu’ils doivent élaborer des stratégies dans lesquelles les émotions sont aussi des enjeux – qu’il s’agisse de les encourager pour toucher le public ou les juges, ou au contraire de les dénoncer lorsque en tant qu’avocat de la défense on critique leur instrumentalisation (sans pouvoir dénier leur légitimité, au risque de se voir accuser de manquer d’humanité). 

Comme l’illustrent ces exemples trop vite esquissés, la sociologie processuelle patiemment déployée par Barbot et Dodier donne accès à la manière dont s’éprouvent dans des cours d’action, eux-mêmes enchâssés dans des dispositifs, des attentes différenciées dont le temps comme les opérations techniques et nominales du droit transforment progressivement les contours et les significations. C’est ainsi que le sens d’un verdict ne se limite jamais à une victoire ou une défaite, pas plus que la réparation ne s’atteint ou n’équivaut à un simple mot ou à une somme d’argent (celle-ci, en tant que rétribution possible de la douleur, étant d’ailleurs l’objet de vives controverses). Dans ce grand livre, Janine Barbot et Nicolas Dodier remettent au cœur de la démarche sociologique la question morale qui, bien que trop souvent écartée aujourd’hui, en constitue depuis Durkheim un enjeu fondamental. À travers l’idée centrale de « travail normatif », c’est en effet la manière dont les épreuves que sont les grands drames contribuent à nous positionner au regard de ce que l’on considère comme le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la justice et l’injustice, qui est ainsi analysée.  


[1] Luc Boltanski et al., Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Stock, 2007.

[2] Ronald Myles Dworkin, Taking Rights Seriously, Harvard University Press, 1977.


Liora Israël est directrice d’études à l’EHESS, membre du Centre Maurice Halbwachs. Parmi ses dernières publications : « Retour à Chicago. Généalogies de la sociologie des avocats (et de leur politisation) », Sociologie du travail, 2023, 65 (3) ; À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice (1968-1981), EHESS, 2020.