Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain par le biais étonnant du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju, à partir de le dernier entretien du grand écrivain chilien donné à Playboy Mexique. Nous découvrons les réponses de l’un des écrivains italiens d’aujourd’hui les plus intéressants et les plus radicaux : Walter Siti.
Par le truchement de Pierluigi Pellini et de Gianluigi Simonetti.
- Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?
En ce moment, c’est le mot « lémurien », car je viens de programmer un voyage à Madagascar avec mon conjoint.
- Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?
« Lémurien » est un mot libre, déjà car il m’est apparu sans effort, et puis les lémuriens vivent dans une relative liberté dans les grands parcs nationaux. Le mot « écrivain » est un terme bureaucratique, ça rappelle quelqu’un qui est lié à son bureau et doit rendre des comptes à un tribunal de gens de lettres. Le premier mot est léger, d’autant plus qu’il est proparoxyton [en italien : lèmuri], l’autre est lourd. Je préfère le mot « romancier », qui évoque la capacité de mentir.
- Qu’est-ce que la littérature italienne ?
La littérature italienne est une très bonne raison d’aimer ma langue, et un peu mon pays aussi. La littérature italienne est née bien avant la nation italienne, poussant ici ou là comme l’herbe folle, avec des accents lombards, ombriens, siciliens ; le premier qui a unifié ce brouhaha en une même grande entreprise métalinguistique est l’un des plus grands poètes du monde, Dante Alighieri.
- Alessandro Manzoni, Carlo Emilio Gadda ou Elena Ferrante ?
Manzoni et Gadda sont comme un fleuve et un des canaux qui en découlent ; névrotiques tous deux, et tous deux très milanais. Le fleuve, puissante matrice d’une langue, et le canal, qui s’en éloigne désespérément. Je n’ai pas lu Elena Ferrante, j’ai essayé avec un de ses livres qui a été présenté au prix Strega, mais je me suis pas mal ennuyé.
- Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?
La « littérature mondiale » a été une utopie généreuse qui a permis à Goethe d’écrire comme s’il ne vivait pas dans un pays encore plus fragmenté que l’Italie. Aujourd’hui, son rêve s’est transformé en cauchemar. Il n’y a aucune littérature mondiale : une littérature homologuée, en plastique, est en train de se former, elle est partout la même, à l’instar des produits dans les supermarchés du monde entier qui sont de plus en plus similaires.
- Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?
Je ne connais pas Kae Tempest ; Wikipedia me dit qu’il s’agit d’une poétesse transgenre ; mais je n’ai rien lu d’iel.
- Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?
Aucun des trois. Je ne comprends pas la musique et je ne la supporte pas, elle veut m’imposer son propre rythme avec une violence qui me rend malade.
- Quel est le meilleur roman d’Italo Calvino ?
Le meilleur roman de Calvino est Le Baron perché, hélas. J’aimerais dire que c’est La Journée d’un scrutateur, car j’aime la façon dont la complexité morale plie la syntaxe, en obligeant l’auteur à un style qui ne lui est pas habituel ; mais la clarté avec laquelle il transpose en fable la déception envers le communisme soviétique a une portée universelle supérieure.
- Si vous l’aviez connue, qu’auriez-vous dit à Elsa Morante ?
Je l’ai connue un 6 janvier, alors qu’elle était habillée en « Befana » [vieille sorcière qui apporte des bonbons aux enfants sages et du charbon aux méchants, le jour de l’Épiphanie] pour amuser les enfants, et je n’ai pas su quoi lui dire. Si je la rencontrais de nouveau, je crois que je me disputerais avec elle.
- Et à Eleonora Duse ?
Je voudrais seulement l’entendre déclamer et la voir rougir intensément pendant qu’elle lit mentalement une lettre, comme George Bernard Shaw l’a vue un jour.
- Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ?
Oui, à l’époque d’Au feu de Dieu ; mais je pleurais non parce que je pensais que mon livre était mauvais, mais parce que je craignais d’être une mauvaise personne et que l’écriture ne soit pas parvenue à le cacher. Lorsque je pense à cela, au fait que j’ai toujours vécu en touriste de la beauté, sans jamais assumer la laideur, il m’arrive de pleurer tout seul.
- Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? le froid jusque dans la moelle des os ? la chaleur qui coupe le souffle ?
Jamais, j’ai toujours vécu dans le registre moyen.
- Avez-vous déjà volé un livre qui, à la lecture, ne vous a pas plu ? Qu’en avez-vous fait ?
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- Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?
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- Avez-vous déjà vu des poissons multicolores dans l’eau ?
La première fois, c’était à Charm el-Cheikh, à l’un des moments les plus heureux de ma vie ; je nageais avec l’homme que j’aimais au milieu de poissons-clowns. Après, c’est devenu une manie, si je ne vois pas quelques poissons multicolores qui nagent avec moi, je n’ai pas l’impression d’être en vacances.
- Avez-vous déjà gravé un nom ou un message sur un tronc d’arbre ou un mur ?
Je crains d’avoir écrit « Bruno » sur les marches du soubassement de la fontaine des Innocents à Paris ; j’ai certainement gravé « Walter et Massimo » sur le tronc d’un palmier, à Charm justement.
- De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?
Le plus fort souvenir se rapporte à ma mère et moi : nous étions prisonniers volontaires au premier étage de notre maison, et ne descendions pas pour les repas, pour ne pas donner gain de cause à mon grand-père. Maman faisait descendre un panier et les dames de la boulangerie d’à côté y déposaient du pain et des biscuits.
- Collectionnez-vous les boules à neige ?
Non. Je collectionne des boules, mais en pierre dure, sans support, et qui ne sont pas vides à l’intérieur.
- Quelle est votre équipe de football favorite ? (Si vous n’en avez pas, vous pouvez répondre à la question de votre choix.)
Je n’ai jamais vu un match de foot en entier, et je trouve incompréhensible que tant d’hommes adultes consacrent leur passion à un petit jeu si idiot. Métaphore de la guerre, adolescence prolongée, homosexualité latente, aucune explication ne me satisfait. D’autant plus que ce petit jeu est devenu aujourd’hui une horrible affaire commerciale et un instrument de la géopolitique. Si c’est pour le corps des joueurs, alors je préfère les rugbymen.
- À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?
J’aurais voulu vivre la vie de Ramsès II, vivre jusqu’à 90 ans et être commémoré dans une infinité de monuments. Mais je me serais aussi bien accommodé de la vie et du talent de Tiziano Vecellio, inventeur plein de génie, en peinture, jusqu’à un âge avancé ; j’aurais été satisfait de moi le jour où Charles Quint se pencha pour ramasser un pinceau que j’avais laissé tomber.
- Avez-vous beaucoup souffert par amour ? par haine ?
Ça mériterait un long discours. Les peines d’amour sont celles dont je me souviens maintenant, en homme âgé, comme les moments les plus intenses de mon existence – heureusement que je les ai vécues. Elles ont commencé tard, à dix-sept ans, quand ma mère m’a dit distraitement, en remuant les pâtes, que le garçon dont j’étais follement amoureux était mort en mer à cause d’une congestion. Plus tard, j’ai souffert des coïncidences ratées, des jalousies, de l’impuissance. Je n’en suis pas tout à fait sorti, mais aujourd’hui je ne serais plus tenté par le suicide. Les souffrances causées par la haine n’ont laissé que des cendres inutiles. (Et quelques pages.)
- Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (Si oui, pourquoi ?)
Je ne me suis jamais soucié du nombre de ventes de mes livres : au début, parce que j’avais besoin de les écrire et que je les aurais écrits même gratuitement, plus tard parce que les éditeurs me donnaient des avances que je n’aurais jamais pu égaler : mon gain en termes d’argent se réalisait donc au moment du contrat. La seule exception a été le livre qui a remporté le prix Strega [Résister ne sert à rien], mais puisque je le considère comme l’un de mes livres les moins réussis, tout l’argent que j’ai gagné ne m’a apporté aucun accroissement de l’estime de moi. En fait, j’écris pour des « lecteurs idéaux » du passé et du futur, les lecteurs présents je ne les connais pas, ils ne m’intéressent pas.
- Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes, par exemple ?
Voir la réponse précédente. J’ai l’impression que mes (quelques) lecteurs sont divisés en deux catégories : les « fidèles », intellectuels et critiques qui, dès le début, ont aimé mon écriture cynique et mon invention formelle (y compris au niveau de la « forme du contenu ») ; les « occasionnels », attirés par le sujet d’un livre particulier et de ce qu’ils en ont lu dans le journal, qui en général en sortent déconcertés et résolus à ne plus rien lire de moi. Il est dangereux de plaire aux premiers (danger de maniérisme), il est inutile de plaire aux seconds.
- De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touché ? Qu’est-ce qui vous a le plus énervé ?
Un de mes anciens camarades à l’École normale de Pise, mathématicien de renom, m’a dit un jour : « après avoir fermé un de tes livres, je ne suis d’accord avec presque rien de ce que tu as écrit, mais en le lisant j’ai eu l’impression de l’être ». Le jugement qui m’a le plus fait réfléchir, s’il ne m’a pas vraiment énervé, et qui m’a certainement aidé à écrire en prose, a été celui que Franco Fortini a émis après avoir lu quelques-uns de mes poèmes : « ils percent comme une vrille, mais ils ont l’air d’avoir été écrits par un de tes subalternes ».
- Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?
Si par « ennui » on n’entend qu’un sentiment de lassitude et une impression de vide, je m’ennuie très peu ; je m’ennuyais aux soirées avec plus de dix personnes et aux réunions des conseils de mon département, à la fac, mais ça fait des années que je ne fréquente plus ni les unes ni les autres. Si on entend l’ennui profond, le plus terrible c’est quand je simule un désir que je ne ressens pas.
- Écrivez-vous à la main ou seulement sur ordinateur ?
J’écris à la main sur un cahier, puis le soir je transcris sur mon ordinateur. C’est une première relecture du texte. Cela vaut pour les romans ; quant aux articles de journal ou aux communications pour les colloques, je les écris directement à l’ordinateur.
- En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?
J’aimerais retrouver (pour ainsi dire) quelques amis : Nando Taviani, Franco Fortini et Giovanna Gronda surtout. Mon père, juste pour un après-midi. Bruno Cellai, pour le faire rire. Erik Rhodes, Tom Katt, Ed Dinakos et Franck Vickers : des acteurs du porno trépassés sur lesquels j’ai dépensé beaucoup d’énergie désirante.
- Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?
Non, j’ai toujours trop été dans le self-control.
- Qu’est-ce qui vous fait encore pleurer ?
Un poème de Pascoli qui commence par « Per un attimo fui nel mio villaggio » [« Pour un instant je fus dans mon village »] ; l’épisode des Frères Karamazov, lorsque Ivan et Aliocha se rencontrent sous un réverbère à côté de chez Katerina Ivanovna ; une rencontre érotique manquée par indifférence et/ou goujaterie du partenaire.
- N’enlèveriez-vous pas quelques pages à À la recherche du temps perdu ?
Peut-être quelques situations répétées dans La Prisonnière ; et quelques exhibitions martiales pendant les jours passés avec Saint-Loup à Doncières, dans Le Côté de Guermantes.
- Que dites-vous de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?
J’ai beaucoup apprécié ses premiers romans, mais il me semble qu’il s’est perdu après ; parfois, il redevient grand, mais aucun de ses derniers romans ne me convainc tout à fait. Chapeau bas, malgré tout.
- De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?
Je n’écoute les conseils qu’après avoir écrit ; j’ai quelques « lecteurs de confiance » à qui j’envoie généralement la deuxième rédaction. Au moment où j’écris, les conseils ne me viennent que de grands écrivains morts.
- Quel écrivain italophone admirez-vous le plus profondément ? Et non italophone ?
Je suppose qu’on parle des vivants. Pour les Italiens, j’admire sans réserve quelques livres : Lacci [Les liens] de Mimmo Starnone, La lucina [La petite lumière] d’Antonio Moresco, Leggenda privata de Michele Mari, Le ripetizioni de Giulio Mozzi. Les écrivains étrangers que j’admire davantage : Easton Ellis, Houellebecq, Cercas, Carrère, Murakami.
- Peut-on sauver le monde ? (Si oui, pourquoi ?)
Je crois que l’humanité est foutue, victime d’une technologie qui l’a désormais emporté sur elle. Le monde se sauvera tout seul, une fois que l’espèce humaine aura disparu. Jusqu’au bûcher final.
- Avez-vous confiance ? En quoi, en qui ?
La confiance n’est pas mon truc, et encore moins l’espérance. Au quotidien, j’ai confiance dans la lucidité de quelques-uns et dans la sainteté de quelques autres, ceux qui réussissent véritablement à vivre pour soulager les souffrances d’autrui.
- Qu’évoque pour vous le mot « posthume » ?
Il me donne une grande impression de repos. À quatre-vingts ans (il ne m’en manque que trois), j’espère que je pourrai enfin me considérer comme posthume. Croire que « posthume » est mieux que « présent » ou que « futur » n’est qu’une illusion d’optique : mais être considéré comme posthume vous dégage de l’obligation de devoir encore changer ou même (Dieu nous en garde !) de devenir meilleur.
- Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’écrivain ?
J’aurais aimé être l’empereur d’un empire en déclin, genre Héliogabale. Ou en second lieu un très riche héritier, érotomane et producteur de films porno raffinés et non lucratifs. Et mourir (dans les deux cas) en ingérant le poison contenu dans la monture d’une bague, lorsque la vie se serait lassée de tout, même de me décevoir.