À l’article « on ne savait pas », l’érudition, puisqu’on dénomme ainsi ce qui est le statut de la preuve cher aux historiens, permet de donner des réponses qui, semble-t-il, valent pour tous les temps : tout se savait en 1834, dans le cadre d’une présence dont les « anti-colonistes » ne voulaient pas ; puis la commission sénatoriale de 1895 expliqua les spoliations diverses, les horreurs et les forfaitures avec « l’islamophobie » d’État, selon une formule déjà là mais le pays n’en avait cure. Le pire découle, à l’évidence, du statut juridique inégal donné aux communautés à l’intérieur d’un espace colonial déterminé dont le futur reste indéterminé.
Ce livre de Claude Bontems n’est pas qu’affaire de curiosité et de vérification du dialogue entre ceux qui plaident ce qui est inéluctable et ceux qui chipotent sur ce qui se savait ou pas. Il dialogue avec les mots et les idées du présent dès que l’on parle de communautés, de culture, de regards croisés, de progrès à effectuer supposés possibles ou non. La compréhension des situations et la considération due à tout groupe sont supputées humainement mais les définitions juridiques organisent les vecteurs de ce qui est dénoncé dans l’observation, et ce cercle rend son actualité à une pérennité que l’on qualifiera plus tard de gangrène.
En 1834, l’urgence procédait de la volonté de Soult de dénouer ce qui pouvait devenir un guêpier et suscitait déjà des dissidences au sein de son ministère. La commission de Justin Laurence, député des Landes, travailla avec conviction tout en laissant entendre qu’une présence définitive devait accompagner la prévalence du droit français pour les diverses communautés, Français, Occidentaux « étrangers », juifs et musulmans qualifiés de Maures, encore que les textes soient, sur le plan juridique, conscients des apports turcs du droit hanéfite, qui n’est pas exactement le droit des malékites, historiquement antérieur et majoritaire.
La précision de points de justice traditionnelle éloignés de la loi française est non moins grande que la perception de son fonctionnement malgré l’effet de faux savoir qui masque parfois des enjeux plus économiques et brutaux. C’est dans ses notes infra-paginales, in cauda venenum, que se glissent de discrètes remarques sur la naïveté des rapporteurs, non moindre que celle des médias actuels quand ils pensent avoir avancé l’analyse, si ce n’est la clé des remèdes, en posant comme définitives des modalités juridiques qui portent des noms mais ne règlent rien et peuvent évoluer, alors que la violence colonisatrice est en cause et non le dédale des lois locales qui régissent la police privée des familles. Néanmoins, Claude Bontems, spécialiste du domaine magrébin et historien du droit récemment décédé, qualifie les pages les plus terribles de « photo éclatante de réalisme ».
Le travail d’enquête a été scrupuleusement effectué au milieu des traducteurs dont la fiabilité est interrogée, avec parfois des réticences devant les positions de l’intendant civil Bussy de Genty dont les écrits en cours et plusieurs fois édités au fil de la décennie 1830 donnent sa propre vision de la colonisation en marche. Il reste que le droit des villages a été clairement présenté et que la question des interprètes assermentés est une préoccupation quand, par suite de malentendus, dans un premier temps, la justice rendue dépendit souvent des traducteurs improvisés qu’étaient les chaouchs (tchaoux, est-il écrit), ces garçons de bureau, des appariteurs qui tentaient d’expliquer les conflits selon leur propre compréhension des situations à des hommes de loi français non arabophones (pas plus que berbérisants), jeunes, inexpérimentés et ignorant tout de l’Algérie.
Pour tenter de démêler l’état de fait des règlements alors que la Régence d’Alger est simplement sous contrôle militaire, la commission travailla du 14 septembre au 23 octobre 1833, passant d’Alger à Bône et Bougie, Oran et Arzew ; elle rencontra dès son arrivée les responsables religieux et les magistrats des communautés. Le discours prévalant, malgré le paternalisme qui veut que les clartés viennent des Lumières et du droit français, est qu’il n’y a pas incompatibilité des cultures, que la justice est différemment administrée mais que la rencontre peut se faire, tant parce que le droit musulman, à la surprise d’un rapporteur, reprend des éléments de droit romain que parce que les communautés elles-mêmes évolueront par les contacts qu’elles entretiendront.
Ce que la commission a vu, c’est le fonctionnement du droit musulman, sa nature accusatoire et non inquisitoire, le rôle immédiat et l’action de proximité des cadis partout présents sur les marchés, et pour les rabbins sous le porche de leur synagogue, ce qui est d’une grande économie de moyens. Évidemment, rien n’est dit de ce qui relève des contradictions qui traversaient en outre les différents commandements militaires, domaine réservé, interdit à une commission d’enquête, comme il leur est interdit d’intervenir dans les pratiques administratives ou celles de l’économie locale. Ils ne sont qu’observateurs ; les rapports devant le Sénat qui les a mandatés se firent à Paris du 10 mars au 7 avril 1834, ce qui les rendait disponibles à tous et ils ont sans doute rassuré le gouvernement sur ce qui pouvait se penser comme incertain. On sait que Soult écrasa simultanément une seconde fois Lyon qui se soulevait pour défendre le mutuellisme, tandis que Paris, en solidarité, opérait une semi-insurrection partiellement républicaine qui se termina le 14 avril par le massacre de la rue Transnonain.
Le rapport de 1895 sous le nom d’Alexandre Isaac, sénateur de la Guadeloupe, est bien plus volumineux : 417 pages. Dix-hui sénateurs appartenaient à une commission voulue par Jules Ferry et elle mandata en Algérie sept personnes d’avril à mai 1892, dont Jules Ferry qui en fut le président, et Émile Combes. Auguste Dide, protestant venu du Gard, était plutôt anti-assimilationniste, et cela se sentit dès le pré-rapport de Louis Pauliat le 26 février 1891 ; Isaac, en revanche, s’érigea en grand défenseur de l’assimilationnisme dans tout le domaine colonial. il rédigea par ailleurs de très intéressants carnets au fil de ce voyage.
Le rapport fut publié alors que Jules Ferry était mort depuis deux ans ; il reprend le passé des questions juridiques, avant la colonisation, aux premiers temps de la conquête, puis par la mise en place de lois successives, en 1854, avant l’utopie d’un « royaume arabe » propre à la fin du Second Empire avec les zones sahariennes sous contrôle militaire. Le paradoxe est que, dépendant de lois sévères mais précises, la loi appliquée y paraît parfois moins terrifiante que les lois civiles qui affectent le Tell, l’ordure maritime et utile où le jeu des jurys (français) donnait lieu à un arbitraire bien plus grand.
Depuis 1871, un gouvernement général civil se heurte d’entrée de jeu aux pressions des colons qui ne constituent que 6 % de la population ; tout comme les « indigènes », ils se plaignaient de dépossessions. La description des ravages de la loi française est précise ; les « licitations » permettent des appropriations qui sont des expropriations de fait en plus de celles qui, sous ce nom, permettaient d’instaurer des villages de colonisation dont la réussite fut très inégale, les terres étant parfois rapidement abandonnées par ceux qui les avaient reçues. L’entre-deux juridique permettait aussi de multiplier les amendes forestières. Les escroqueries, les procès et l’action des usuriers se répandaient, alors qu’il est reconnu qu’il n’y a même plus de réserve de grains : « L’Arabe est malheureux ; la misère, loin de diminuer, s’est agrandie durant le cours de ces dernières années », fut le constat donné.
Bien évidemment, le Tell est présenté comme moins réticent à la justice française parce que jamais passé sous le contrôle des administrations turques et donc supposé de tradition romaine sous-jacente, avant que l’on ne racialise son identité avec la volonté de distinguer les Arabes – et en leur sein les Maures venus d’Andalousie – des Berbères des montagnes.
Dans le domaine du droit, dont la commission établit les différentes normes et l’état des cours de justice avant de proposer ce qui pourrait en garantir une meilleure efficacité, on prend en compte le besoin d’un personnel compétent, qui serait le même qu’en métropole, soit indépendant et inamovible pour ne pas subir les pressions de l’administration. Il ne doit pas davantage en être retardé dans sa carrière, les cours doivent aussi se multiplier pour être plus proches des administrés, ce qui a un coût très relatif, mais on ne parle pas de la finalité économique et politique de la colonisation. Or, au sein même de la commission, la tension est patente entre les assimilationnistes qui croient à la fusion des mœurs par fréquentation mutuelle dans le respect dû aux uns et aux autres, seul garant possible de pratiques correctes, et ceux qui voient des barrières infranchissables. Les premiers entendent rendre le Coran à sa seule fonction religieuse et de justice dans les affaires privées, et songent parfois à la séparation de l’Église et de l’État. Question éminemment récurrente par-delà les temps et les lieux.