Le retour de Zuzanna Ginczanka

Après l’œuvre de Debora Vogel traduite du yiddish par Batia Baum, les éditions La Barque publient, traduite du polonais par Isabelle Macor, l’œuvre poétique majeure de Zuzanna Ginczanka, qui, originaire de Kiev, stupéfia par son génie précoce les poètes de Lwow et de Varsovie dans les années 1930, lesquels furent également fascinés par sa personne et hantés par sa mort précoce, victime de la Gestapo et de la délation après cinq ans de traque antijuive. L’œuvre intègre ce destin judéo-polonais alors qu’elle s’était engagée sous le signe d’une joie illuminée, païenne, subversive, à la manière d’un fiat féminin libérateur, et d’un intempestif galop de Centaures.

Zuzanna Ginczanka | Les Centaures & autres poèmes . Trad. du polonais par Isabelle Macor. La Barque, 384 p., 34 €

La nuit, quand on ne parvient pas à s’endormir, […] que toutes les réflexions tournées vers le passé comme vers l’avenir vous blessent et que les draps collent à la peau, rien à faire, il faut prendre un cachet. Peut-être alors va-t-on rêver d’une vaste tente de lumière, d’une amazone accrochée à la crinière d’un blanc destrier ou de petits singes circulant à vélo [1].  

L’homme qui prononce ces mots est l’écrivain polonais Kazimierz Brandys, dans son « journal-essai » De mémoire… écrit à la fin de sa vie d’exil. Le rideau de fer est tombé, la Pologne se réveille difficilement de plusieurs passés à la fois. Certains sont trop lourds. Brandys vient d’évoquer l’insurrection de Varsovie, et le « collapsus » qui le saisit au moment d’écrire chacun de ses livres. La lumineuse amazone qui revient visiter ses nuits s’appelle Zuzanna Ginczanka ; née Zuzanna Polina Ginzburg à Kiev en 1917, de parents juifs russo-polonais, elle avait enflammé la Varsovie des poètes, avant de fuir la guerre à Lwow, et de mourir à Cracovie, arrêtée et fusillée par l’occupant nazi après une traque de cinq ans, en mai 1944. Elle avait vingt-sept ans. Imaginant ses derniers instants contre un mur ou devant une fosse, Brandys écrit : « c’est l’un des spectres sacrés qui me hantent. Le charme juif, la poésie chantante, les yeux de biche, la fuite et la cachette juives, pour moi ce sont des symboles hors du temps, comme dans les récits bibliques ». 

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L’œuvre de Ginczanka ressemble à un phénomène cosmique – où précocité et maturité se seraient donné rendez-vous en un autre temps que celui de l’histoire.

Elle a laissé une œuvre unique faite d’un recueil unique, Les Centaures, publié en 1936 chez un grand éditeur varsovien – elle n’avait pas vingt ans, et avait commencé de publier à quatorze ans –, de nombreux poèmes parus en revue, d’autres retrouvés dans ses manuscrits laissés derrière elle, certains rédigés en prison. C’est un large choix d’entre eux, plus d’une centaine, écrits de 1931 à 1942, que les éditions La Barque offrent au lecteur français dans une saisissante traduction d’Isabelle Macor, suivie de l’original polonais : travail inspiré et méticuleux, gros de 360 pages et d’années de réflexion, de documentation (y compris iconographique), d’édition enfin : après des informations précises sur les revues et mouvements littéraires qu’elle rejoignit – La Jeune Pologne puis surtout Skamander –, l’œuvre s’éclaire d’une double postface captivante de la traductrice et de l’éditeur : Oliver Gallon, lui-même traducteur et poète [2], dont l’exceptionnel travail – celui aussi de directeur de revue (La Barque dans l’arbre) – retient par la grâce singulière de ses choix et réalisations. On lui doit le journal merveilleux de Tonino Guerra, Il pleut sur le déluge (2018) et récemment un précieux recueil bilingue de poèmes de Debora Vogel, Figures du jour suivi de Mannequins, traduits du yiddish par Batia Baum – à qui il a dédié sa postface car Batia « attendait ce livre » de Ginczanka, contemporaine de Vogel. 

L’œuvre de Ginczanka ressemble à un phénomène cosmique – où précocité et maturité se seraient donné rendez-vous en un autre temps que celui de l’histoire. Cette poésie de toute jeune fille, qui clame en 1931 « la révolte des filles de quinze ans » et proclame leurs droits aux « vérités biologiques », puis de jeune femme amoureuse de l’air, de la terre et du ciel, dont la voix murmure ses questions à travers une ode à la vie débordante, entrelaçant un « nous » et un « je » également subversifs, sourdement politiques, compose un extraordinaire dialogue de fille-femme avec le monde. Sa langue poétique zèbre l’atmosphère de phrases illuminées et incendiées, de vers ensorcelants et de rimes insolites, où la maîtrise des codes classiques devient un allègre jeu de quilles, qui prend pourtant soin de relier le passé à l’avenir : « Les siècles écoulés, vécus, ce n’est pas un gouffre mais un pont », dit-elle en promettant au latin de nouvelles floraisons dans un siècle de « travaux ordinaires » et de « petites victoires quotidiennes », un temps d’aurore non épique, mythique et vécu (« Mythe du soleil »). Une intelligence jaillissante, qui distribue les paroles et les rôles sur une scène où l’on délibère – faut-il rester « au bord du chant » ou énoncer des vérités graves ? faire scintiller l’apparence ou fouiller sous la terre ? –, s’y laisse saisir à travers un langage chamarré : dans cette langue polonaise choisie, s’énonce un hymne au langage délivré, ivre des jeux du sens et des sons (« libérer soudain, libérer par moi-même vers un sens et un but / le sifflement et le chuintement des lettres sonores errantes »), du « délice » de « croquer le mot » et du « miracle » de faire germer la pensée à partir d’un « caillot phonétique » inconnu (« La connaissance »).

Zuzanna Ginczanka Les centaures
Scène du film Tout de moi ne disparaîtra pas / nie cała umrę, de Joanna Grudzinska © Production : Les films du bilboquet (Vertigo – 2022)

Un gai savoir poétique se livre à la manière d’une « grammaire » enfantine faite pour « conjuguer » le monde, qui se fie pour finir au « pronom », « toute petite chambre » où se délivrent les secrets d’une « petite sagesse » – comme en temps de solitude le pied se fie au trottoir et sous lui à la terre, car du crépuscule nous appelle « une toute petite bonté » (« Voyage des solitaires »). Et ce moi devenu nous converse avec le toi de l’ami-amant ou le vous des forêts, animaux, métaux terrestres et substances chimiques, autant qu’avec un peuple de créatures féeriques issues d’outre-mondes – figures de l’Antiquité grecque et des contes populaires slaves, allemands et chinois. L’amour des commencements fait réécrire une Genèse inversée où la chair se fait verbe, où le « tchernozium fait sauter le trottoir » et « le nom bourgeonne en monde », déréglant l’ordre des créations en quête d’une « paix » d’avant le verbe et le verbiage, promise par un « dieu doux et blanc comme le lin » (« La substance », « Le processus »). Muée en Atlas portant le ciel, la fille de seize ans énonce dans « Panthéiste » : « je vous parle / oyez / oyez / je suis : / un prophète joyeux- / une fille ». 

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Sa langue poétique zèbre l’atmosphère de phrases illuminées et incendiées, de vers ensorcelants et de rimes insolites.

Mais le besoin d’accalmie devient nostalgie de paix avec le poids du monde : en accéléré aussi une conscience politique germe et grossit, qui scénographie les injustices en miroirs sans fond et vertiges de fuites. La course au bonheur se leste d’une pensée lucide, qui tient son angoisse à bride abattue, parfois moqueuse, creusée par le doute et transportée d’émois confus – avec lesquels il faut rompre aux « 17 mois de mars » pour trouver une vraie force : « Je mets en tension la pensée : biceps à deux têtes », « assez de vous, confus, larmoyants lilas / assez de pressentiments… »  (« Rupture avec les débuts de printemps »). L’entrelacs de l’amour et de la solitude, de la terre et du monde humain, devient confrontation frondeuse d’une âme juvénile avec les instances et les lois – savoirs, vérités, justice, tribunal de l’histoire –, et, sous l’aile de « l’oiseau de feu », « prière de l’arbre » trop sec à sa « sœur » impuissante. « L’ascension de la terre » devient chute dans l’histoire.

Au fil du recueil, on observe cette cavalcade de joies devenir scansion sardonique de l’horrible battue humaine (« Battues »), quête désespérée de vie digne et d’issue. En dix fulgurantes années, l’ardeur passe de l’extase des printemps où se promet le monde à la lucidité rageuse d’un savoir de « l’époque », celle d’une Europe sénile massacrée dans le hallali anti-juif : « Les étoiles jaunes se dessinent / en lyre romantique. […] Tu crèves, vieille Europe […], tu pourris de ta gangrène et de ta police, / tu suintes le pus de tes codes de lois » (« Agonie », 1934). Ce savoir est aussi celui de son propre destin traqué : « Tu sais à présent que les vaisseaux périront […] que périra la barque téméraire ne voyant pas de côte accueillante » (« L’époque »). La terre est désormais l’orbe du Juif errant, « car chaque repos d’Eurasie et d’Afrique / n’est qu’intranquillité… » (« Rotondité »). Dans « Procès », un « Tribunal » dit à la « Demoiselle » : « tu es la substance de l’histoire querelleuse. […] Nage donc de la vie à la vie, / laisse les signes et les mots / comme dans l’ondulation des flots / faire procès à la lourde vague ». Mais la vague a englouti la Demoiselle. Et un autre procès a eu lieu. En 1933, dans un poème intitulé « Amour », elle avait écrit : « Il est encore difficile aux humains de soudain devenir des humains ».

Zuzanna Ginczanka Les centaures
Zuzanna Ginczanka (Gincburg), de Wisna Lipszyc (1984) © La Barque/Dorota Kowalska

Zuzanna Ginczanka a laissé l’image d’un visage rayonnant, que le soleil brunissait vite, de deux yeux de couleur différente, l’un clair et l’autre sombre (« Haberbusch i Schiele », disait Julian Tuwim, son parrain varsovien, du nom d’un café vieux d’un siècle), d’un corps de biche gracile, bondissant puis traqué, condamné à fuir ou mourir. Cette image s’est gravée dans la mémoire de ceux qui l’ont rencontrée – dans un autre café varsovien par exemple, le Zodiak : c’est ce que Brandys raconte, avant d’évoquer une photo d’elle auprès de son épouse et d’une « cousine » : « Elles sont radieuses, en robe d’été… » C’était l’été 1939 dans la petite ville de Rowne, en Volhynie, où Zuzanna avait passé son enfance – on l’appelait alors Sonetchka, à la russe –, avec sa grand-mère maternelle, seule : ses deux parents vite séparés étaient partis faire leur vie ailleurs, l’un à New York, l’autre à Pampelune. Zuzanna, elle, partit pour Varsovie, où elle se fit poétesse polonaise. C’est entourée d’amis qu’en 1939 elle était revenue là en vacances, posant devant la pharmacie de sa grand-mère Sandberg – là où, petite, elle avait posé en costume d’ange lors des fêtes de Noël – confidence livrée par Brandys. En 1991, la photo parut avec un choix de poèmes dans un volume édité à Poznan par Izolda Kiec, sa biographe, poète elle-même. On s’y souvenait que Zuzanna, fuyant la guerre en 1939, était partie vivre à Lwow (aujourd’hui Lviv), s’y était mariée, avait fréquenté Adolf Rudnicki,  Alexandre Wat, Wladyslaw Broniewski, rejoint l’Union des écrivains sous l’occupation soviétique et publié dans des feuilles communistes ; après l’invasion nazie en 1941, refusant le ghetto, elle s’était cachée avec son époux et une amie du côté « aryen », avait été dénoncée deux fois, en réchappa en se faisant passer pour une Arménienne, puis partit pour Cracovie, où la délation et la Gestapo la rattrapèrent. 

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Zuzanna Ginzburg s’était voulue Ginczanka, créature païenne autant que poétesse judéo-polonaise. C’était là le choix, non d’une identité, mais d’une langue et d’une vie.

Elle avait laissé un dernier poème, écrit à Lwow en 1942, dont l’incipit horacien est devenu le titre sarcastique, « Non omnis moriar » – je ne mourrai pas tout entière, ou « Tout de moi ne disparaîtra pas »; titre du film que Joanna Grudzinska lui a consacré en France, faisant dire ses poèmes à de jeunes Polonaises aujourd’hui, après que sa mère, Agnieszka Grudzinska, eut traduit et présenté ce texte au public français (Victimes, témoins. Les écrivains polonais face à la Shoah, Garnier 2016). Dans ce terrible « texte errant » (Agata Araskiewicz), boule de papier conservée sur elle deux ans durant, elle léguait ses biens et son « fier domaine », robes, draps, kilims et vaisselles, aux « amis » qui l’avaient « désignée », invités à fouiller les recoins et crever les oreillers en « nuées de plumes » qui « changeront en ailes » leurs bras chercheurs d’or… Un nom propre y apparait, « Chomin », celui de sa délatrice. Le poème fut joint au dossier qui, lors du procès intenté par ses proches en 1948, valut à Zofia Chominowa quatre ans de prison. Par ce legs amer où s’étoilait toute son œuvre – l’image du duvet et des ailes y revient sans cesse –, son génie poétique explosait dans cette langue dont elle avait fait son « pays » (« Conjugaison »), arrimée par la haine à un patrimoine littéraire profondément incorporé ; muant l’œuvre entière en plaie ouverte, que l’intelligentsia polonaise ne cesse à présent de panser par des livres, films, spectacles, expositions… 

Entre le Choix de poèmes édité à Varsovie par le poète Jan Spiewak en 1953 et celui plus large composé par Izolda Kiec en 2014, un demi-siècle s’est écoulé. L’œuvre était d’abord tombée dans un long semi-oubli, jusqu’à ces années 1990 où elle revint à la manière d’une légende archaïque, parée des puissances du mythe : « mythologie radieuse » à elle seule, païenne, elle se savait juive et avait assumé ce savoir avec un « courage sismographique », en s’appropriant son orientalisation exotique, comme l’explique Agatha Araskiewicz, qui lui a consacré un livre en 2001. Puis l’incarnation était devenue stigmate, mythologie funeste rivée à la redoutable histoire polonaise. Car l’amazone était trop juive : celle que Witold Gombrowicz appelait « Gina » était condamnée par sa « mauvaise apparence ». Tombée de son destrier, c’est en cavalcade qu’un demi-siècle plus tard elle est revenue au pays parler de gazelles juives aux insomniaques, mais aussi, à tous et à toutes, de Centaures immémoriaux plus qu’antiques, les siens, créatures harmonieuses où l’animal et l’humain mêlés disent « la passion et la sagesse / par la taille étroitement unies » (« Les centaures »). Zuzanna Ginzburg s’était voulue Ginczanka, créature païenne autant que poétesse judéo-polonaise. C’était là le choix, non d’une identité, mais d’une langue et d’une vie. Au cours des décennies suivantes, elle ne cessa de revenir hanter les milieux littéraires polonais, pour marquer de sa présence brûlante un pays livré à « la fin de l’innocence » (Jean-Yves Potel). En travaillant à désensorceler l’icône pour retrouver l’autrice, en construisant à présent un nouveau mythe féministe, la Pologne continue de « faire face à son passé juif ». En lisant et relisant les vers de Ginczanka, en faisant apprendre « Non omnis moriar » aux enfants des écoles, elle tente d’intégrer l’atroce différend qui la fit mourir. Et de recueillir le legs explosif laissé aux « amis » dans la langue où elle avait passionnément voulu vivre. Aux amis polonais d’aujourd’hui, qu’inquiète une guerre fratricide à ses portes, elle semble parler d’avance dans un de ses poèmes d’allure prophétique, « Vocations », paru en 1937 :

C’est votre affaire que de juger en strophe militaire et forte

La haine de l’homme pour l’homme et d’incarner le verdict dans un chant

Et c’est mon affaire flamboyante

Dans les cruches incandescentes de la nuit

que de filtrer les miels résonnant

d’un chant

différent

féminin.


[1] Kazimerz Brandys, De mémoire…, traduit Par Jean-Yves Erhel, Gallimard, 2003, p. 208.

[2] Comment va ta montagne ?, postface de Tatiana Nikishina, La Barque, 2017 ; Lee Kyung-hae, préface de Michel Surya, La Nerthe, 2022.