Publié pour la première fois en Allemagne en 1911, le recueil Mes merveilles a fait définitivement admettre Else Lasker-Schüler (1869-1945) dans le cercle des poètes de son temps, en phase immédiate avec sa sensibilité et son style. Peu importait qu’elle fût un peu plus âgée que ceux dont les noms restèrent, comme le sien, attachés au mouvement expressionniste : Georg Heym, Georg Trakl, le peintre Franz Marc, par exemple, ou encore Herwarth Walden qu’elle épousa et qui lui ouvrit les colonnes de Der Sturm, sa célèbre revue qui accompagna la vie artistique pendant plus de vingt ans.
Après avoir rompu en 1903 avec son premier mari Bertold Lasker, puis quitté Walden en 1910, Else Lasker-Schüler mena à Berlin une vie de bohème, comme l’avait fait avant elle un autre poète vagabond, Peter Hille, son ami mort en 1904 (auquel elle consacra d’ailleurs un livre). Fréquentant les cafés à la mode où se retrouvaient artistes, écrivains et poètes, berlinois ou de passage, elle se lia avec nombre d’entre eux, Gottfried Benn qui l’admirait tant, ou Karl Kraus qui lui apporta son indéfectible soutien, le fondateur de Die Fackel, autre revue-phare de ce temps. Il faut imaginer, dès qu’elle se produisait dans une des nombreuses manifestations de l’avant-garde, la figure haute en couleur de cette femme si peu conventionnelle, toujours désargentée, excentrique, mais flamboyante, libre, admirée et courtisée.
À tous ses amis, elle donnait des surnoms : Georg Trakl était « le cavalier d’or », Franz Werfel « le prince de Prague », Peter Hille « Saint-Pierre », Oskar Kokoschka « le troubadour »… Elle-même se voyait en homme, Youssouf, prince de la Thèbes égyptienne. Cette biographie de pacotille la propulsait dans un monde de rêve qui lui convenait bien davantage que le vrai. Lorsque les nazis prirent le pouvoir en 1933, elle s’enfuit en Suisse, puis en Palestine, via l’Égypte. Après y avoir survécu tant bien que mal, ressassant ses illusions et ses chimères, mais toujours déçue, elle mourut à Jérusalem en 1945, seule et misérable.
Les poèmes d’Else Lasker-Schüler sont le plus souvent faits de peu de mots, mais elle les choisissait avec soin, comme autant de matériaux destinés, non à exprimer, mais à porter, figurer, incarner ce qu’elle ressentait. Elle projetait vigoureusement en eux sa propre subjectivité, poussant leurs sonorités et leurs couleurs à leur paroxysme, les assemblant parfois à la limite du possible. Et s’il lui arrivait de tordre la syntaxe, elle ne la reniait jamais. Une véritable gageure pour le traducteur ! Sa poésie est un perpétuel travail de création et d’invention, un effort contrôlé bien plus qu’un jet spontané. En guise d’exemple, un poème parmi les plus connus, que Herwarth Walden admirait tout particulièrement, « Un vieux tapis-Tibet » : Mon âme, et la tienne qui n’est pas lassée, / En un Tibet de tapis sont entrelacées. / Rayons mêlés, et couleurs éprises, / Étoiles qui sous la voûte céleste se courtisent./ Nos pieds reposent sur cette chose précieuse / Vaste-de-mille-et-mille-mailles. / Charmant fils du Lama sur ton trône de plantes musquées, / Depuis quand ta bouche embrasse-t-elle la mienne / Et, comme aux fils diaprés du temps, ma joue se noue-t-elle à la tienne ?
En peu de mots et quelques images, voilà le tapis tibétain sur lequel les hommes prient devenu maillage indestructible de deux âmes qui se sont trouvées pour l’éternité, et en même temps trame du monde, de l’espace et du temps rassemblés. Un poème d’amour dans l’harmonie universelle. Le lyrisme d’Else Lasker-Schüler prend justement racine dans ce sentiment d’amour, pour les hommes, pour tout ce qui vit, ayant pour contrepoint la douleur ou la mélancolie. Ses poèmes parfois sont comme une prière où se fondent des éléments empruntés au panthéon chrétien, mais surtout juif, à la Kabbale qui nourrit sa vision du monde, à son goût pour l’ésotérisme des religions anciennes et pour le mysticisme. La mort y prend toute sa place, comme dans « Fin du monde » où, sur fond d’amours perdues (les siennes), larmes et deuils invitent au renoncement, tandis que s’éteint jusqu’à l’espoir en Dieu dans une atmosphère sépulcrale : Il y a un pleur dans le monde, / Comme si le bon Dieu était mort, / Et l’ombre de plomb qui tombe / Pèse comme un tombeau. / Viens ! Nous nous cacherons, plus proches… / La vie repose au fond des cœurs / Comme en des cercueils. / Toi ! nous nous embrasserons à pleine bouche – / Contre le monde frappe un désir, / Dont nous devrons mourir. Quoi d’étonnant si ce poème, quelques années plus tard, fut interprété comme une prémonition du malheur qui devait frapper l’Allemagne et le monde, un champ funèbre du XXe siècle ?
Traduire la poésie est toujours un problème, aucune forme d’expression ne relie autant qu’elle la signification à la forme, le mot écrit à sa sonorité : que le poème soit lu, déclamé ou chanté, comment ne pas laisser sa petite musique atteindre l’oreille, pénétrer en soi, éveiller des sens que la froide analyse cérébrale ne stimule pas ? Obtenir le même effet dans une autre langue est évidemment une affaire délicate… mais absolument nécessaire pourtant, à moins de se priver de bien des beautés composées sous d’autres cieux que les nôtres ! Il est donc vrai qu’une édition bilingue présenterait l’avantage pour qui est tant soit peu initié à la langue du poème d’être accompagné par le traducteur jusqu’au texte original. Mais qu’importe, il faut ici rendre grâce à Guillaume Deswarte, dont la traduction révèle aujourd’hui une femme poète trop peu connue dans notre pays.
La scandaleuse Else Lasker-Schüler fut adulée à l’époque où les jeunes artistes inventaient à Berlin et ailleurs les nouvelles formes qui allaient révolutionner le monde. Elle n’était pas la seule, il est bon de se souvenir que la scène artistique d’alors n’était pas que masculine : elle comptait beaucoup de femmes, comme les dix-huit femmes peintres exposées au début du XXe siècle par Herwarth Walden dans sa galerie Der Sturm, et dont la Schirn Kunsthalle de Francfort présenta en 2015 quelques-unes des œuvres largement oubliées.