Comment diable personne n’avait encore entrepris de faire l’histoire du marché de la rencontre matrimoniale, sujet tout à la fois attrayant, instructif, romanesque ? L’ouvrage colossal de Claire-Lise Gaillard une fois refermé, cet oubli semble moins énigmatique qu’il n’y paraissait. Si le marché matrimonial, et notamment ses petites annonces, est sur le papier un sujet des plus séduisants, il est un objet d’histoire des plus complexes, à la croisée de nombreux domaines, celui bien sûr des rapports de genre, mais aussi de l’histoire sociale, de l’écriture de soi. Bref, un objet des plus sérieux que l’historienne analyse avec toute l’attention nécessaire « et plus car affinités ».
Ce n’est pas par hasard, ou par simple goût pour la formule, que Claire-Lise Gaillard a intitulé son enquête Pas sérieux s’abstenir. Prétendre reconstituer l’histoire du marché de la rencontre du début du XIXe siècle aux années 1930 pose immédiatement un problème de sources. Elles manquent pour documenter ces discrets petits arrangements bien que, tout au long de ce grand siècle, la présence de ce marché est de plus en plus visible. Il investit les journaux au moyen des petites annonces dont le nombre ne cesse de croître avec le développement de la presse. L’historienne n’a pas pris la tangente, elle a affronté cette difficulté comme l’avait fait en son temps Dominique Kalifa pour écrire la naissance des agences de détectives privés (Naissance de la police privée. Détectives et agences de recherches en France 1832-1942, Plon, 2000). Et la bibliographie était quasi inexistante : entre les travaux sur le célibat (dont le célèbre Bal des célibataires de Bourdieu pour la fin de la période étudiée) et l’histoire du couple (dont les travaux pionniers de Clémentine Vidal-Naquet sur les relations conjugales pendant la Grande Guerre), rien ou presque sur la rencontre et les diverses entreprises pour la provoquer.
Claire-Lise Gaillard a donc inventé ses archives. Elle a constitué trois corpus non dans la presse généraliste mais à partir de la littérature produite par ce marché qui naît au début du XIXe siècle : un premier, sous la monarchie de Juillet, avant l’apparition des petites annonces, formé à partir des registres de la grande agence matrimoniale parisienne De Foy ; un deuxième ensemble, de 1 400 annonces, parues entre 1876 et 1894 dans le journal parisien d’ampleur nationale L’Alliance des familles ; et enfin un dernier corpus, de 4 000 annonces publiées dans un journal bordelais, L’Intermédiaire discret. Non satisfaite de ces sources pourtant déjà monumentales, qui lui permettent d’étudier les pratiques sur plus de six générations (nées entre 1770 et 1920) et de produire des données quantitatives significatives, l’historienne est partie à la recherche des archives des agences matrimoniales en les traquant d’abord dans les annuaires de commerce, en étudiant leurs registres lorsqu’ils furent conservés et surtout l’ensemble des périodiques que ces agences diffusaient. Avec patience, elle a dépouillé ces minuscules sources, les lisant en mobilisant tout le questionnaire de l’histoire, à la fois sociale et culturelle, afin de savoir comment fonctionna ce marché, quelle en a été successivement la clientèle, quelles furent ses évolutions, quels impacts eut la colonisation sur lui, sans jamais perdre de vue l’imaginaire social dans lequel il s’inscrivait. Il existe autour de la rencontre provoquée toute une littérature – qu’on se souvienne du terrifiant film de François Truffaut, La sirène du Mississippi, adaptation d’un roman policier de William Irish (Waltz into Darkness, 1947).
Voilà pour la méthode de l’enquête. Venons-en au livre que Claire-Lise Gaillard en a tiré. Ici, nulle trace des difficultés de l’enquête ; on le regrette d’abord en songeant au beau livre de Philippe Lejeune, Le moi des demoiselles (Seuil, 1993), inaugurant les recherches sur l’intime. Le chercheur y restituait son propre journal dans cette plongée dans les vies privées, faisant part de ses doutes et des questions qui l’assaillaient à la découverte de nouvelles archives. Claire-Lise Gaillard a opté pour un livre d’histoire des plus classiques, mais en apparence seulement : l’air de rien, elle a introduit un léger décalage dans l’écriture ; elle ne cesse de jouer avec le lecteur (masculin), en ménageant du suspense afin de piquer son intérêt (coupable) car c’est bien l’histoire d’une domination que relate cet ouvrage. Sous couvert de précision, l’autrice met le doigt sur une histoire du patriarcat mais aussi sur les stratégies de contournement, de résistance pourrait-on même dire, qui furent élaborées par les femmes.
L’historienne montre dans une première partie comment s’est formé ce marché de la nuptialité en quittant progressivement l’espace familial et amical pour entrer dans le domaine marchand. À certains égards, il s’agit d’une micro-histoire du libéralisme au début du XIXe siècle, de la marchandisation de l’offre et de la demande matrimoniale. Cette transformation n’est pas sans susciter des remous – elle vient heurter les sensibilités : on dénonce la profanation de la sphère de l’intime par les lois du marché, comme si ce nouveau commerce venait briser l’intégrité de la sphère privée (la famille). Puis Claire-Lise Gaillard nous fait entrer dans ces nouveaux établissements, elle nous montre les deux facettes de l’annonce, ce qui s’y joue, pour celui ou celle qui en fait l’objet, mais aussi pour les intermédiaires (les « marieuses » et les « marieurs »). On découvre les épreuves que les candidats doivent traverser, véritable chemin de croix qui mène rarement au Golgotha. L’étude de l’historienne montre que pour les client.e.s comme pour les entrepreneurs de ces agences, le succès n’est pas au rendez-vous. « Les pionniers ne parviennent pas à déconstruire, d’un côté, l’image repoussoir d’un métier de femmes, de l’autre, la figure d’un agent d’affaire interlope, voire de l’escroc » ; c’est sans doute là l’intérêt de cette histoire car elle croise alors l’extraordinaire aventure de la presse écrite – « la civilisation du journal », pour reprendre le titre du travail monumental codirigé par Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant.
La presse devient la grande entremetteuse : la rubrique mariage apparaît dans les grands journaux (Le Matin ou Le Petit Journal), mais surtout des journaux spécialisés voient le jour dont les titres déclinent une palette diverse de rencontres : du flirt (Le Frou-frou, Cupidon, La Midinette) au très sérieux mariage (Le Matrimonial (Marseille), Trait-d’union, ou encore L’Alliance des familles et L’Intermédiaire discret). L’historienne passe au peigne fin ces milliers d’annonces, elle met en évidence les stratégie de séduction : comment se donne-t-on à lire dans ces quelques lignes ? Les choix varient selon les attentes : ici l’âge, là le statut matrimonial (veuvage) et le capital, mais aussi la physionomie et certains traits de caractère. En bref, on s’arrange pour produire un autoportrait qui ne soit ni faux ni vrai, vraisemblable dira-t-on, pour fonder un foyer, qui « est autant un idéal moral qu’économique ».
Bien sûr, les stratégies ne sont pas semblables suivant qu’on est une femme ou un homme, une jeune femme ou une veuve, une riche héritière ou un homme sans fortune. Claire-Lise Gaillard analyse toutes ces variations en tenant compte des supports mais aussi des villes – elle ne limite pas son étude à Paris et montre, à partir de l’exemple bordelais, les effets locaux. C’est la grande qualité de ce travail que de lire ses petites annonces en interrogeant à la fois les scripts qui les sous-tendent, la sensibilité que chaque adjectif porte et comment, mis en série, ces qualificatifs constituent des portraits-types qui viennent nourrir un imaginaire social commun.
En s’attachant aux annonces de mariage, il s’agit de venir nourrir la description fine d’un XIXe siècle dont on croyait déjà tout savoir. Le regard porte sur l’intersection du privé et du public ; en interrogeant la rencontre matrimoniale, l’autrice dévoile non pas tant l’espace de l’intime que celui, minuscule et obscur, de son « extimisation ». En travaillant sur les deux faces de l’annonce, en croisant ces analyses avec celle de l’ensemble des discours dont la rencontre fait l’objet (sans négliger l’économie), Claire-Lise Gaillard nous livre un tableau inédit de la société française du XIXe siècle. Elle démontre aussi, et il n’est jamais inutile de le faire, que « les unions contractées sont majoritairement dictées par les attentes masculines », et « que le marché de la rencontre exacerbe les normes de genre au sein du couple ». Il en ira différemment après la Seconde Guerre et surtout dans les années 1970-1980, où, jouant sur ce marché, c’est celui du désir sexuel qui prendra la place comme dans le supplément Sandwich du quotidien Libération. Reste à savoir s’il n’est pas alors encore dominé par les normes masculines hétérosexuelles – les « clavistes de Libé » ne manquaient jamais de le souligner au sein du corps même des annonces entre crochets !