Inachevée, vivante est le quatrième livre de Pierrine Poget, qui a déjà publié trois recueils de poésie. Sa langue poétique s’incarne dans ce récit et nous entraîne aux confins d’une intimité bafouée, en suivant le point de vue d’une femme puissante qui ne craint pas de plonger en elle et d’observer chaque mouvement intérieur. Exploration infinie de ce qui s’y est déroulé, autrefois, presque à son insu, le livre raconte la manière dont progressivement elle accède de nouveau à la vie. Elle témoigne d’une exigence admirable, tant dans sa persévérance à examiner chaque faille et à chercher des explications que dans la langue qu’elle choisit pour évoquer ce voyage.
Dans ce texte sublime, il est question d’une traversée accomplie par une femme qui tire sa force de cette soumission initiale, soumission qui désigne, comme le rappelle Pierrine Poget, aussi bien « l’acte de soumettre » que le « fait de se soumettre », ce qui peut-être entraîne cette confusion, « hésitation au moment de nommer un coupable, un auteur : comme si l’abusée, l’abusé, était l’autre face de l’abuseur, donc l’abuseur lui-même en puissance ». Ainsi, une femme écrit sa docilité et tente d’en saisir les « circonstances » quinze ans plus tard, observant ce passé dont elle échoue parfois à être certaine qu’il soit le sien, et tâchant d’éclaircir le mystère de l’obéissance, « dernier degré du renoncement au vrai féminin ». Sa recherche impose une parfaite transparence avec elle-même pour tenter d’approcher aussi précisément que possible ce moment où l’on renonce à soi en disant oui. C’est alors une excavation infinie, qui ne concerne que soi et sa propre histoire, l’autre n’étant que « ce petit homme bête, dolent et faible, mais fort de tout ce qui, aussi invisiblement que sûrement, prépare certains êtres à la soumission ». Sans doute est-ce cela le plus difficile, se regarder soi-même et comprendre, accéder à cette exigence du regard que l’on porte sur soi, sans concession, seule possibilité de salut : « Dans mon obéissance devait se tenir quelque chose de vivant, peur ou désir, ou les deux, non de la situation, mais de sa profondeur, désir fou de rencontrer enfin une limite, un point de butée où je me mettrais à dire non, où prendrait naissance le refus qui honore et protège l’existence. »
Le récit prend la forme d’une traversée intérieure qui a comme point de départ l’instant de l’impossible résistance, celui où cette femme est violentée, maltraitée, pour accéder à l’émergence de soi, d’un tout, auquel elle ne peut donner de contours définitifs, mais qui pourtant est aussi vivant qu’un saumon qui, d’instinct, « remonte vers la source ». La maternité, la poésie, la peinture sont des embarcations sur lesquelles elle accepte de se tenir en équilibre pour y tracer ses propres contours éphémères, mouvants, qui ne seraient alors jamais un enfermement, mais au contraire lui permettraient de vivre, comme on peut vivre dans une toile de Vuillard, « peuplée […] de choses inachevées, inconnues, perdues et rarement retrouvées, d’équilibres précaires portés par la jouissance du motif et de la couleur, jouissance silencieuse, solitaire et sans fond ».
Il faudrait lire et relire « Inachevée, vivante », comme si cette lecture ne pouvait être qu’inachevée tant la beauté, la profondeur de ce texte nous subjugue.
L’arrivée d’une fille, puis d’une autre, sont des moments où les contours se déplacent, à la fois fragilisés et d’un tracé extraordinairement net, comme ces moments de suspens dans lesquels se tient cette femme et mère, face à tous ces premiers gestes, ces premiers mouvements dont chacun résonne en elle : « Je la tiens par la main comme un immense brin d’herbe. Elle traverse plusieurs instants d’équilibre, puis elle s’éloigne de quatre pas. Elle marche – emportant avec elle une partie de mes gestes. » Voir avec son regard à elle, goûter la poésie et la peinture dans des circonstances nouvelles, retrouver d’autres contours encore : « Elle regarde l’alternance des couleurs sur les tapis et sur les couvertures, le grain du crépi, les entrelacs et la caresse des ombres dans les mouvements des glycines. Elle ne se soucie pas des origines, pas encore, des principes. Elle prend son temps. Je cesserai de voir tout cela avant elle. Je cesserai beaucoup de choses avant elle. Je voudrais, avant de mourir, retrouver cette acuité du regard qui est en fait celle du cœur. »
Inachevée, vivante ponctue comme dans un carnet ces étapes de la vie de ses filles enlacées à sa propre existence, qui sont toujours vues comme des moments inoubliables et saisissants par la densité et l’intensité que l’écriture de Pierrine Poget leur donne, à la manière qu’a Berthe Morisot de peindre « des fleurs comme des êtres, le dehors et le dedans – en même temps ». Elle devient, dans la pénombre de Marmottan, « peintre à [s]on tour : c’est-à-dire femme, mère, écrivain ». Naître à soi-même, enfin, les contours, de nouveau, bougent, l’être se ressaisit de sa propre existence, dans un élan vital : « Un matin, je découvre près de moi une présence. Voici quarante ans que la femme que je suis vit près de moi. Elle n’est jamais partie. Sa fidélité me bouleverse. Et parmi toutes les pensées qui regardent ma place parmi les miens, se pose enfin la question de ma place parmi les autres, au-dehors, dans tous les autres rapports. »
Il faudrait lire et relire Inachevée, vivante, comme si cette lecture ne pouvait être qu’inachevée tant la beauté, la profondeur de ce texte nous subjugue. Et lorsque l’autrice remercie à la fin de son livre « celles et ceux dont les heures / ont rencontré celles de ce livre. », c’est nous qui la remercions de donner ce texte à infuser en nous, pour bien davantage que quelques heures, peut-être pour la vie entière.