L’art des poupées russes

Après Des sirènes (Zoé, 2022), Colombe Boncenne publie un nouveau roman qui, sous les atours d’un recueil de nouvelles, interroge les rapports d’une autrice avec son travail. Son écriture minimaliste, servie par une habileté formelle remarquable, brouille les frontières entre réalité et fiction et nous plonge dans le flux de conscience de sa narratrice, qu’on veut bien croire autofictif.

Colombe Boncenne | De mes nouvelles. Zoé, 128 p., 16 €

Une autrice en butte avec son écriture s’interroge sur la qualité, voire l’intérêt, de sa production. Lorsqu’elle fait lire à Samuel, son compagnon, son dernier texte, celui-ci le juge « narratif ». Ce qualificatif ayant pour seul effet d’alimenter les doutes qu’elle entretient déjà sur son travail et sur elle-même, elle le rumine tout autant qu’elle le récuse, mais ne sait pourtant pas comment s’en dépêtrer. S’ensuivent des tranches de vie, des instants capturés dans son quotidien tandis qu’elle soumet tous ceux qu’elle croise à une sorte de casting susceptible de lui inspirer des personnages ou des situations romanesques.

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Colombe Boncenne ne parle à la première personne que pour nous raconter le monde.

Ce cadre narratif (justement !) donne à Colombe Boncenne une grande liberté, en ce qu’il permet d’inclure dans la trame du récit des fragments de textes inachevés, des idées qui lui viennent, des intrigues qu’elle imagine au gré de ses rencontres, les échos et les effets de miroir que ces dernières suscitent… Le réel de la narratrice se mêle aux fictions qu’elle ébauche, mais, De mes nouvelles étant autoréférent, ce texte se fond aussi dans la réalité du lecteur, c’est-à-dire la nôtre, puisqu’il est devenu le livre qu’on a entre les mains. Il découle de cette symétrie l’étrange sentiment de voyeurisme propre à toute autofiction réussie, accentué ici par la sobriété d’une écriture qui, en mettant sur le même plan les intrusions du réel et le flux de conscience de la narratrice, contribue à brouiller les pistes.

Ma mère est morte et ma seule consolation, c’est de l’écrire. Quant au carnet, j’espère pouvoir le transformer en fiction. J’ai entamé un récit intitulé Matriochkas, dans lequel je recense les points de convergence entre la Russie, ma mère et moi – le texte comme forme de réalisation de notre voyage impossible.

Colombe Boncenne, De mes nouvelles
Colombe Boncenne (2024) © Jean-Luc Bertini

Selon une approche formelle qui rappelle un peu l’Oulipo (Georges Perec est d’ailleurs convoqué à une ou deux reprises dans ces pages), les différents récits s’enchâssent, mais chaque « nouvelle » existe aussi en tant que telle, sous la forme d’un court chapitre qui forme un tout indépendant. Quand on considère la multitude de scènes et de personnages, ce n’est pas un mince exploit. Bien sûr, tout cela ne fonctionnerait pas sans le regard que la narratrice porte sur le monde, un regard hésitant, plein de doutes, prêt à certaines concessions non par absence de convictions mais par manque d’assurance, et qui n’en conserve pas moins un détachement amusé, comme si, en fin de compte, rien de cela n’était très grave. Sa voix, où l’on perçoit une certaine distance, une sorte d’humour froid qui vient à son secours quand elle se sent vulnérable, est très juste. On ne la perd jamais, qu’elle parle d’amour, d’amitié, du sentiment filial, de la guerre en Ukraine ou de sa relation avec son compagnon. L’écriture est ciselée, précise, sans effet de manche, sans pathos, et les images sont souvent frappantes.

Je mâchonne des pétales de blé ramollis par le lait. La radio parle de Russie. Un camion passe au dehors. Un enfant chantonne en partant à l’école. Mon attention ne trouve aucun endroit où se poser. Le paquet de céréales me promet un crunch intense. Je réfléchis à ce que pourrait être une vie plus croustillante.

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Ainsi, sans paraître y toucher, Colombe Boncenne crée un personnage complexe, confronté à ses contradictions, celui d’une autrice qui aimerait nous raconter des histoires, qui s’en raconte aussi, et qu’on voit passer par toute une palette de sentiments : parfois amusée, parfois blessée, elle est tour à tour mélancolique, enjouée, déboussolée par sa psy ou abrutie par une gueule de bois… mais toujours à l’affût d’une nouvelle idée.

Le roman, assez court, se lit vite, est très souvent drôle, ce qui ne gâche rien, mais les réflexions sérieuses qu’il engage sur l’écriture et l’acte créatif interpellent tout autant que le constat qu’il fait sur son époque. Aujourd’hui, en effet, dans un monde où le rapport à l’écrit se transforme, où le « livre », autrefois totémique, se banalise, et où tout un chacun pense qu’il est capital de nous narrer sa vie, son enfance, ses pratiques sexuelles ou celles de ses parents, il est rafraîchissant de lire un auteur qui dit quelque chose sur la société contemporaine et ne se contente pas de détailler sur deux cents pages les circonvolutions de son nombril. Car, à la différence de nombre de ses collègues convaincus que leur auguste personne est un thème qui se suffit à lui-même, Colombe Boncenne ne parle à la première personne que pour nous raconter le monde. Ici, l’autofiction est une forme littéraire au service d’un propos, et non une fin en soi. Elle parvient à faire passer des idées très fortes à travers des scènes banales de son quotidien dont elle tire, par une sorte de métonymie mystérieuse, un portrait édifiant de notre société. Cette faculté à aller du particulier au général fait de ce court roman un grand texte, mais, puisqu’il traite de sa propre genèse, on peut aussi le lire comme une critique en creux de ce que la littérature devrait être : au-delà du témoignage, voire de la catharsis, une voix et un regard particuliers dans lesquels chacun peut reconnaître son propre vécu. Le projet était ambitieux. Le résultat, probant, mérite qu’on s’y attarde et fait partie de ces livres qui restent dans la tête.