Barbara Kingsolver vient de sortir son dixième roman, On m’appelle Demon Copperhead, une réécriture de David Copperfield, situé à l’époque contemporaine dans ses Appalaches natales. L’héros éponyme, élevé par des familles adoptives, deviendra dépendant à l’Oxycodone, comme tant d’habitants de cette région pauvre. En attendant Nadeau a pu s’entretenir avec Kingsolver à Paris, où elle a expliqué la genèse du livre, lauréat du prix Pulitzer 2022, dans lequel elle réalise l’ambition d’une vie : restituer la langue et le vécu de son peuple, méprisé en Amérique. Un chef-d’œuvre.
Comment décrire ce roman ?
J’ai suivi scrupuleusement l’intrigue de David Copperfield, j’ai utilisé exactement les mêmes personnages, j’ai calqué mon roman directement sur celui de Dickens. Je dirais que c’est l’histoire d’un garçon né dans un mobil-home d’une mère célibataire, dans une région de chômage et de pauvreté endémiques ; son grand rêve, c’est de survivre, de devenir un super-héros, et de voir la mer. Mais si quelqu’un lui demandait ce qu’il aimerait faire adulte, il dirait : « être encore en vie ». J’emmène le lecteur dans son univers : on voit l’échec du système du placement familial, les difficultés de la culture éducative dans un endroit où les compagnies minières ont fait exprès depuis des générations de circonscrire les écoles afin de garder la population captive, de préserver leur marché du travail, pour que personne n’ait envie de partir faire autre chose.
Ce livre est dense, il faut deux lectures pour saisir la complexité des rapports sociaux. Qui sont les personnages les plus importants ?
D’abord, Demon. C’est un survivant, il est fataliste, cynique, drôle. Ensuite, il y a Mrs Peggot, la grand-mère archétypique, qui s’occupe de tous les enfants du bled. Et sa fille, tante June, encore une figure maternelle pour Demon, ainsi que pour d’autres enfants. Et puis Mr Armstrong et Miss Annie, ces professeurs qui se mettent en quatre pour aider cet enfant extraordinaire qui ne se rend pas compte de son potentiel. Enfin, il y a Tommy, ami de Demon, un enfant encore à charge ; orphelin, il ne se souvient même pas de ses propres parents, il aime lire. C’est lui qui finira par ouvrir des perspectives pour Demon, dans son analyse du monde. Il y a aussi Swap-Out, Fast-Forward, Emmy, Angus : c’est un écosystème de personnages, un casting où il est impossible d’en sélectionner deux ou trois, parce que je voulais transmettre la réalité des Appalaches, c’est un peuple constitué de communautés, c’est une grande famille. Dans d’autres régions, c’est normal de vivre à des milliers de kilomètres de sa famille ; dans les Appalaches, les enfants grandissent, puis ils s’installent dans la maison d’à côté. Ce n’est pas comme dans le reste de l’Amérique. Aux États-Unis, la priorité c’est ton job, tu es censé déménager où ton travaille t’emmène, même si cela veut dire que tes enfants ne voient leurs grands-parents qu’une fois par an. Dans les Appalaches, c’est autre chose. Sans doute le lecteur va aborder ce livre avec des idées préconçues concernant les paysans et les Appalaches. J’avais envie de les bousculer : chez nous, on ne peut nous résumer en une série de problèmes, nous avons aussi nos points forts, nos super-pouvoirs, comme le dirait Demon. Les nôtres sont la famille, la communauté, la résilience, l’ingéniosité. On voit tout cela chez Demon et les gens qui l’entourent, s’ils ont besoin de quelque chose, ils le fabriquent.
D’où vient la particularité des Appalaches ?
Pendant deux cents ans, elles ont été traitées comme une colonie interne des États-Unis, colonisées principalement par des Écossais et des Irlandais, un lieu où des sociétés étrangères récoltent des ressources, s’en vont et laissent derrière eux une gabegie. D’abord les sociétés forestières, ensuite le charbon, puis le tabac, et enfin les sociétés pharmaceutiques qui sont venues recueillir notre douleur. Les compagnies charbonnières – ce sont elles qui sont restées le plus longtemps – ont pris possession des terres ; elles avaient la main basse sur l’économie. Dont les magasins : les mineurs payaient en certificats de société, ils n’avaient même pas d’argent. Les compagnies contrôlaient le gouvernement, elles ont fait exprès d’exclure toute autre industrie. Par conséquent, celles qu’on peut trouver dans des régions voisines – des usines de textile ou des fabricants de meubles (il y a en beaucoup en Caroline du Nord et en Caroline du Sud) – ont été empêchées de s’installer. Le plus insidieux, ç’a été dans le domaine de la culture et de l’éducation, elles ont maintenu les écoles à un bas niveau : on n’a pas besoin d’être éduqué pour devenir un mineur. Après plusieurs générations, cela s’enracine.
J’ai grandi dans le Kentucky, où ce n’était pas cool d’être intelligent. Aucun de mes amis n’avait l’intention d’aller à la fac, j’étais la seule dans ma promotion qui suis partie à l’université. Dans les années 1940, peu de temps après la guerre, le nombre d’emplois dans l’industrie des mines a commencé à baisser, à cause de la mécanisation. Une fois les mines souterraines épuisées, les compagnies se sont mises à faire exploser les sommets des montagnes pour tout extraire avec des machines géantes. Puis le seul bon emploi a disparu et les industriels sont partis, laissant derrière eux cette pauvreté structurelle dont tout le monde nous rend responsables ; le reste du pays considère les hillbillies (terme péjoratif pour les montagnards des Appalaches) comme bêtes et sans ambition. Et nous le croyons aussi, la honte est internalisée. Le rêve américain d’une société sans classe consiste à croire que n’importe qui peut grandir et devenir président. Chez nous, on se dit que si on n’avance pas c’est parce qu’on n’est pas intelligent ou qu’on n’a pas suffisamment travaillé. C’est dur d’en parler aux États-Unis, il y a beaucoup de condescendance envers les ruraux, mais les gens des Appalaches sont au bas de l’échelle. On ne les voit jamais dans les films, ni à la télévision, ni dans les infos, si ce n’est dans un documentaire sur la pauvreté ou pour une blague sur les hillbillies. À ma connaissance, un roman qui raconte notre histoire entière n’existait pas. Il y a dix ans, je n’aurais pas pu l’écrire, c’est le livre que j’ai attendu d’écrire toute ma vie.
Ce n’est pas votre premier livre situé dans les Appalaches : en 2013, je vous ai interviewée pour Dans la lumière.
Tous mes livres du siècle actuel se passent dans les Appalaches. Dans la lumière traitait du changement climatique, alors qu’Un été prodigue était spécifiquement biologique, je cherchais à décrire la loi naturelle et la réalité biologique. Donc, oui, les Appalaches ont été présentes, mais aucun de ces livres n’était censé être le grand roman sur les Appalaches. Ici, j’avais envie de raconter l’histoire entière de manière plus sociologique, de faire en sorte que l’intrigue s’inscrive dans un contexte plus large.
Dans la lumière trouve sa source dans ce moment où vous avez vu un champ illuminé par la présence des papillons monarques, comme dans un rêve. Ce roman aussi est né d’une révélation.
J’achevais un voyage, j’avais un weekend libre, sur un caprice, j’ai réservé une chambre à Bleak House, un gîte à Broadstairs, qui avait été la résidence secondaire de Charles Dickens, je n’avais pas De grandes espérances, je l’ai trouvée remplie de l’ambiance de Dickens, mon mari et moi étions les seuls hôtes, je suis allée au bout du couloir où il y avait le bureau et les manuscrits de Dickens : les fenêtres donnent sur l’océan, je l’ai regardé, c’est l’un des seuls paysages qui n’ont pas changé depuis cent cinquante ans, je pensais que je voyais la même chose que Dickens pendant la rédaction de David Copperfield, j’avais le sentiment qu’il était présent et qu’il m’imprégnait de sa colère, de son indignation, ça faisait deux ans que je cherchais le point d’entrée dans cette histoire impossible que personne ne voulait écouter et c’était comme s’il disait : « Orphelins, pauvreté, vous pensez que personne ne veut lire une histoire sur cela ? Il faut simplement la raconter d’une manière qui convient. » Et puis il y a eu un truc qui n’était pas issu de mon cerveau, j’ignore d’où il est venu, il m’a dit : « Laissez l’enfant raconter l’histoire. » Ça, c’était la clé. Jusque-là, je craignais que, si je racontais cette histoire d’oppression extraordinaire en Amérique, les gens ne me croient pas. Alors que si un enfant te raconte une histoire, tu le crois. Cette voix naïve et innocente, incapable de fabuler ou d’exagérer, c’était de cela que j’avais besoin. Elle venait de Dickens. Je lui ai répondu : « Je vais laisser votre enfant raconter l’histoire, que diriez vous de ça ? ». Je suis allée chercher mon cahier et j’ai commencé la nuit même.
Votre roman aussi a soixante-quatre chapitres.
J’ai décidé d’écrire ma version de David Copperfield, et immédiatement cet enfant aux cheveux roux m’est venu à l’esprit, Copperhead, j’ai su que ce serait son surnom. D’une façon ou d’une autre, il y aurait l’océan, il devait grandir dans le comté de Lee ou en Virginie. J’ai su qu’il serait plus sophistiqué que David, plus cynique, plus drôle, mais j’ignorais comment l’intrigue pourrait fonctionner. J’ai relu David Copperfield pendant le vol de retour ; à la maison, j’ai créé un modèle avec tous les chapitres, et j’ai commencé à remplir chaque case : par exemple, quel serait l’équivalent dans les Appalaches d’une usine de cireurs de chaussures ? Un dépotoir avec un laboratoire de méthamphétamine derrière une station-service.
David Copperfield finit en romancier célèbre, à l’image de son créateur. Alors que votre héros finit en auteur de romans graphiques.
L’aspect Bildungsroman se heurtait à un obstacle : quelle serait sa finalité ? Qu’est-ce qui permettrait à Demon de se valoriser en tant qu’adulte ? Je n’avais pas envie d’écrire sur moi-même, les enfants de ce milieu ne finissent pas romanciers, en tout cas pas souvent ! J’ai trouvé la clé dans le premier paragraphe de David Copperfield, où il dit : « Vais-je devenir le héros de ma propre biographie, ou bien ce rôle sera-t-il joué par quelque autre personne, c’est ce que le présent ouvrage devra démontrer. » Le mot « héros » m’a interpellée, j’ai songé aux super-héros, aux Marvel Comics, importants pour les garçons américains : l’attrait des super-héros qui ont ces pouvoirs inexplicables, qui affrontent des défis insurmontables. J’ai eu l’idée que Demon aimerait les dessiner, qu’il imaginerait ses amis comme des super-héros, pour leur attribuer des super-pouvoirs, je lui ai octroyé la capacité de comprendre psychologiquement son entourage, ce qui n’était pas le cas pour David Copperfield. Cela m’a menée à l’idée qu’il deviendrait dessinateur, qu’il aurait une présence en ligne. Il m’importait de rester fidèle à l’esprit de David Copperfield plutôt que de le suivre à la lettre. Je me suis amusée à jouer avec la translittération des noms, les jeux de mots. Par exemple, Steerforth devient Fast Forward ; Dora devient Dori ; Uriah Heep a été dur, j’ai trouvé U-Haul Pyles, j’en étais fière. En fin de compte, on n’a pas besoin d’avoir lu David Copperfield, c’est mon roman, Dickens et moi écrivons tous les deux sur la pauvreté structurelle et sur une classe d’enfants jetée à la poubelle. Son projet et le mien sont identiques dans la mesure où l’on demande au lecteur de réévaluer ses préjugés, d’avoir plus de compassion pour ces enfants, de réfléchir sur leur situation difficile. Si Demon avait fini riche et célèbre, cela aurait saboté ma thèse, à savoir que les barrières de classe sont impossibles à surmonter.
Votre roman est aussi une attaque contre Purdue Pharma, qui a fabriqué OxyContin.
L’épidémie d’opioïdes a été mon point de départ, parce que le comté de Lee était le point zéro, il faisait partie des trois comtés ciblés par Perdue Pharma, qui a regardé les données et a sélectionné trois endroits particulièrement vulnérables : deux d’entre eux étaient dans le sud des Appalaches, le dernier dans l’État du Maine.
Votre fille vous a aidée dans vos recherches.
Elle est thérapeute en santé mentale, elle travaille avec des adolescents, des gens comme Demon, cet univers lui est familier, elle connaît bien le système de placement familial, elle m’a dirigée vers les personnes qui pourraient me renseigner. C’est grâce à elle que j’ai saisi l’ampleur du problème. Tout le monde dans notre région a été touché de près ou de loin par l’addiction, la plupart des familles que je connais ont perdu quelqu’un à cause d’une overdose. Auparavant, je ne me rendais pas compte à quel point cela touchait les enfants, je ne me rendais pas compte du nombre d’entre eux qui sont élevés par des adultes qui ne sont pas leurs parents. Dans ce comté, un tiers des enfants sont sous la responsabilité des parents adoptifs, c’est comme habiter dans une zone de guerre. Les parents sont incarcérés ou dysfonctionnels ou morts.
Beaucoup de vos voisins votent pour Trump. Qu’en pensez-vous ?
Je ne vote pas comme eux, mais je les comprends. J’espère que mon roman pourra aider à surmonter le clivage, à transmettre le vécu des gens qui habitent dans une région où l’on se sent méprisé par les médias dominants. « Les élites libérales » adorent se moquer des ruraux. Je ne peux même pas regarder certains humoristes, je sais d’emblée que, dès la première minute, il y aura une blague sur le Kentucky, c’est omniprésent depuis des décennies. On ressent ce mépris de la part des villes progressistes, on a le sentiment d’être les chiens à qui on donne un coup de pied. Et quand vous regardez l’ensemble de nos services, on n’a pas de médecins, nos écoles s’effondrent, nos bibliothèques et nos bureaux de poste ferment, tout ce que le gouvernement est censé fournir est en faillite. Comment répondre lorsque quelqu’un arrive et vous dit : « Je vous vois, je vais faire exploser le système. Ils s’en foutent de vous, ils n’ont pas d’affection pour vous, alors que vous comptez pour moi. » Bien sûr, je sais bien que Trump n’en a rien à foutre, que c’est un narcissique, mais il se présente comme un des nôtres parce que c’est le premier président depuis je ne sais combien de décennies qui n’a pas fait Harvard. Nous non plus n’avons pas fait Harvard, jeune je n’en avais jamais entendu parler, donc il y a un élément dans sa communication qui est séduisant pour des gens qui sont fatigués d’être les laissés-pour-compte. Sinon, plus il est persécuté, plus on l’attaque en justice, plus il y a des procès civils contre lui, plus les gens s’identifient à lui : il souffre aussi. Je les pige, je comprends pourquoi ils votent pour lui, ce n’est pas qu’ils soient racistes. Quant à la question de l’immigration, on n’a déjà pas assez chez nous : on n’a pas d’emplois, on n’a pas d’hôpitaux, ni de bibliothèques, et pourtant le gouvernement veut accueillir encore plus de gens, en leur promettant des services ? On comprend qu’on puisse se sentir menacé. On a le sentiment que les gens passent devant vous dans la queue.
Les politiques progressistes dans mon pays ne comprennent pas ça. Le mépris ressenti par les ruraux empire depuis 2016. Parce que la victoire de Trump a validé le dédain, maintenant les progressistes ne se sentent même plus coupables de leurs blagues, ils disent : « Qu’est-ce que ces hillbillies sont stupides, regardez pour qui ils ont voté ! » Le clivage s’est aggravé, cela me terrifie ! Pour moi, la meilleure solution consistait à écrire un roman qui serait lu par des gens des deux côtés et qui pourrait susciter de la compassion. Beaucoup de lecteurs dans les Appalaches et dans l’Amérique rurale m’ont contactée pour me remercier et pour me dire qu’ils se sentent considérés, qu’ils n’avaient jamais lu un roman auparavant qui avait décrit les conditions de leur existence. Après avoir remporté le prix Pulitzer, pendant deux mois, partout où j’allais, tout le monde m’a félicitée : mon facteur, la caissière au supermarché, je ne savais pas qu’ils étaient lecteurs. Je ne suis pas heureuse pour moi, je suis heureuse pour nous, c’est un acte de respect pour mon peuple, ça ne nous était jamais arrivé auparavant.
Est-ce que vous parlez politique avec vos voisins ?
Je ne cherche pas à leur dire comment il faut voter. Au moins la moitié de mes amis dans la région votent comme moi ; tous ces « États rouges » et « États bleus » sont en fait des États violets. C’est presque moitié-moitié partout, là où j’habite c’est peut-être 60/40, il est impossible d’estimer combien ce mépris est omniprésent, cette moquerie à l’égard des ruraux. Au fond, c’est un mépris de classe. Et on ne parle pas de classe en Amérique, parce qu’on est censés être la société sans classe, il y a eu un lavage de cerveau.