Les pages d’En attendant Nadeau ne se sont qu’occasionnellement penchées sur une activité centrale de l’existence humaine, celle de se nourrir. Quelques ouvrages parus récemment et venus de domaines divers (cuisine, littérature, anthropologie, histoire, sociologie, politique) permettent d’effectuer un petit rattrapage.
Commençons par des « fondamentaux », les textes de Plutarque que nous connaissions sous le titre de Sur les viandes carnées et qui reparaissent aujourd’hui sous celui, plus frappant, de Manger de la chair. En sympathie avec les idées de ses prédécesseurs philosophes Pythagore et Platon, Plutarque y fait le procès de l’alimentation carnée. Il fonde ses arguments sur les caractéristiques physiologiques de l’être humain. Contrairement à l’opinion commune, dit-il, ce dernier n’est absolument pas fait pour manger de la viande : d’abord, il ne possède ni griffes ni dents acérées pour saisir et dépouiller l’animal dont il voudrait faire son repas ; ensuite, il est doté d’un estomac si peu adapté qu’il lui faut cuire l’aliment carné pour pouvoir l’ingérer, et que, même ainsi transformé, il le digère mal.
Si les hommes du XXIe siècle peuvent sourire à ces raisons anti « carnistes » de Plutarque, ils prendront avec tout le sérieux qu’elles méritent celles qui concernent l’éthique de l’alimentation : pourquoi manger des êtres sensibles, intelligents et, pour certains, sans défense ? Ils seront surtout réceptifs à la suite de l’argumentation : outre qu’elle est cruelle, cette consommation non nécessaire de viande n’est-elle pas le signe d’un déplorable dérèglement moral de la société humaine ? Cette sauvagerie que d’aucuns excusent ne porterait-elle pas atteinte à la vie dans son ensemble ? Elle serait donc, somme toute, si l’on suit bien les idées du philosophe, pour partie symptôme, pour partie cause de la barbarie de nos civilisations.
La nouvelle édition du texte faite par Jean-François Pradeau permet de se pencher sur ce végétarisme de l’Antiquité et de mesurer combien le terrain éthique et philosophique qu’il découvre va s’avérer à l’avenir fertile. Des siècles plus tard, par exemple, un Shelley de vingt ans fortement inspiré par lui écrira, en 1813, l’étonnant et pourtant peu connu Éloge d’un régime naturel, défendant le végétarisme et le droit des animaux. Reprenant un des constats de Plutarque, Shelley ouvre son traité par ces mots : « Je tiens que la dépravation de la nature physique et morale de l’homme a pour origine ses habitudes de vie contre nature. » Nombreux sont ceux qui jusqu’à nos jours ont repris ces constatations et proposé des solutions variées.
Mais sautons à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, et voyons ce que Gastronomie & anarchisme de Nelson Méndez, sociologue vénézuélien, souhaite nous dire, étant entendu que « gastronomie » signifie dans son cas un acte politique ainsi que le rapport entre l’être humain, son alimentation et son milieu. Ce petit ouvrage est d’abord un judicieux rappel des rapports entre la question de l’alimentation et l’anarchisme. N’est-ce pas Kropotkine qui, en 1892 dans La conquête du pain, revendiqua de manière éclatante le droit inaliénable d’un accès à l’alimentation ? Le livre évoque ensuite tant les nombreuses publications des milieux révolutionnaires et syndicalistes concernant les rapports entre santé et alimentation que leur long activisme dans le domaine de l’aide nourricière aux classes pauvres (coopératives, cantines, etc.). Considérant des temps plus proches de nous, Méndez voit pour finir comment la critique du modèle capitaliste moderne d’alimentation continue à se développer grâce à la pensée libertaire et que des modalités alternatives sont sans cesse imaginées et mises en place grâce à elle. Le sous-titre choisi pour son livre, La formidable utopie d’allier fourneaux, barricades, plaisir et liberté, fera rêver les révolutionnaires mais, avec un joli souci du hic et nunc, et en l’absence de barricades salvatrices, Méndez fournit dans les dernières pages du recueil quelques recettes et adresses de restaurants « s’inscrivant dans une démarche libertaire, autonome, solidaire, écologique ». Ma foi, à nous les « spaghetti à la Bakounine » (aux sardines, inventés par le peintre anarchiste Attilio Vella) et faisons nôtre la phrase d’une association italienne de « cuisine du peuple » d’Émilie-Romagne : « La révolution sera un dîner de gala ».
Pourtant, des dîners de gala, ce n’est pas exactement ce que propose Josu Urrutikoetxea dans La cuisine sous clé. Le militant ETA aujourd’hui en liberté conditionnelle en France pour raisons de santé (son extradition est cependant toujours réclamée par les autorités espagnoles malgré son rôle dans les négociations de paix) publie ici un livre des recettes qu’il a pu inventer et réaliser au cours de ses longs séjours en prison – à la stupéfaction de tous. Il y évoque, en parallèle avec les autres difficultés de l’existence carcérale, l’extraordinaire débrouille dont il faut faire preuve pour se lancer en cellule dans cette activité non autorisée : depuis le bricolage d’une « chauffe », la composition « mentale » d’une recette, l’obtention de produits alimentaires, jusqu’à l’élaboration et la dégustation du plat. Se mettre à cuisiner en prison, c’est retrouver un peu de liberté et d’imagination dans un univers d’où elles sont absentes. Le livre est introduit par Gerry Adams, leader historique et président honoraire du Sinn Féin, ancien prisonnier politique lui aussi, dont on apprend au passage dans une petite note qu’il a été l’auteur d’un livre de cuisine, Peas Process : The Negotiator’s Cookbook (jeu de mot intentionnel sur « peas », bien sûr), écrit pendant les discussions qui mèneront à l’accord du Vendredi saint. Paix donc, en et hors cuisine, à tous les hommes de bonne volonté !
Ainsi, cuisiner c’est imaginer. Et vice versa. Alberto Manguel, écrivain argentino-canadien qui aime l’un comme l’autre, le démontre dans un charmant La cuisine des contrées imaginaires. Inspiré par soixante-treize univers littéraires variés (l’île des Lotophages, ou celle de Robinson Crusoé, la forêt de Brocéliande, le château de Dracula, l’école de magie Poudlard d’Harry Poter…), il a inventé pour chacun une recette qu’il a testée et qu’il nous transmet, l’accompagnant d’une petite présentation de l’œuvre où ils apparaissent, et d’un dessin de sa main. Le lecteur aura deviné qu’au royaume de Circé on déjeune d’un « porc à la Circé », que chez le prince des vampires on boit un « cocktail de sang » (fait de betteraves et de poivrons)… Mais il pourrait être plus surpris par les mets qu’évoque à l’auteur la mer des paroles gelées de Rabelais ou la Diranda du Mardi de Melville… Il sera en tout cas soixante-treize fois ravi.
À côté des contrées imaginaires de Manguel, la Chine, une contrée presque aussi inconnue (pour beaucoup d’entre nous), mais qui s’est depuis longtemps taillé une extraordinaire réputation en matière de cuisine, permet, grâce à la savante et passionnante étude de Françoise Sabban, La Chine par le menu, de réfléchir à une culture alimentaire et culinaire non occidentale. Le livre de la sinologue et spécialiste de l’anthropologie de l’alimentation fournit une introduction aux pratiques, techniques et représentations du pays dans ce domaine. Au fondement de la mentalité – et de la fierté – des habitants de cet immense territoire se trouve l’idée qu’ils se sont civilisés très tôt grâce à leur utilisation du feu : ils consommaient des céréales cuites alors que leurs voisins « barbares » continuaient à manger de la viande crue. L’instrument unique servant à cette cuisson, le wok, est même devenu une sorte d’emblème national, au point que, pour la célébration du cinquantenaire de l’ONU en 1995, le président Jiang Zemin fit cadeau à l’organisation d’un énorme wok en bronze.
Le modèle nutritionnel chinois est donc celui d’une base cuite de saveur neutre à laquelle on ajoute des préparations sapides, plus ou moins variées et abondantes selon ses moyens. Dans ce pays de grandes famines où l’obligation des empereurs et des dirigeants a toujours été de garantir l’approvisionnement en nourriture de leur peuple, deux registres alimentaires ont ainsi sans cesse coexisté : celui qui s’attachait à rassasier et celui qui s’attachait au plaisir, ce dernier largement critiqué au fil des siècles par médecins et moralistes. Tous ces linéaments de la culture culinaire chinoise se sont prolongés jusqu’à aujourd’hui, même si la mondialisation a commencé à changer les rapports entre les Chinois et leurs actes de consommation alimentaire. La Chine par le menu couvre ainsi avec intelligence et précision presque tous les aspects du domaine de la nourriture dans cet ex-empire devenu République populaire. Mais sa réflexion intéressera, au delà des sinologues, des historiens et des gourmets, ceux qu’inspirent les saveurs et fumets du décalage civilisationnel.
Inspiré par des saveurs et des fumets bien de chez nous, et par la gastronomie en général, Brillat-Savarin l’était ; on l’a même déclaré « inventeur » de cette dernière. Cet épicurien, auteur de la Physiologie du goût, peut donc ici clore notre recension, puisque Jean-Robert Pitte, géographe et membre de l’Institut, vient de lui consacrer une nouvelle biographie, Brillat-Savarin. Le gastronome transcendant (un adjectif qui figure en sous titre de la Physiologie, celle-ci se présentant comme une série de « méditations de gastronomie transcendante »). Le récit de la vie de cet homme aimable, député du tiers état, réfugié en Amérique, puis revenu en France (il fut avocat à la Cour de cassation), permet de songer à l’époque et aux lieux qui ont rendu possible l’hymne au plaisir gustatif, faussement scientifique, rempli de fines remarques, qu’il écrivit et sur lequel repose sa réputation. Nous lui devons ces aphorismes que l’on serine en famille : « Dis moi ce que tu manges etc. » ; « Un dessert sans fromage, etc. », nous lui devons une esthétique gourmande qui a fait de l’attention aux mets et de l’exploration des saveurs un aspect fondamental de l’existence, du partage du repas comme de la conversation culinaire des arts.
Mais à propos, qu’aimait-il plus particulièrement déguster, notre Jean Anthelme Brillat-Savarin ? Eh bien, foin de l’animalement correct et de l’écologie, des petits oiseaux sauvages rôtis à la broche. Et il n’était pas très porté sur les desserts (tant pis, on a donné son nom à un gâteau). À la fin de cette biographie, on s’attristera que ce fin gourmet, cet hôte attentionné, ce pionnier de l’écriture du goût, soit mort, bêtement, de pneumonie après avoir pris froid le 21 janvier 1826 à la basilique Saint-Denis où il s’était rendu pour une cérémonie expiatoire, la messe de requiem en mémoire de Louis XVI. Il laissait 700 bouteilles de vin dans la cave de son appartement rue de Richelieu. Dommage.
Il est en tout cas agréable de penser que, parmi les six livres évoqués, chacun de nous suivant la physiologie de ses goûts et de ses intérêts en trouvera un ou plusieurs à sa convenance. Mais, pour finir ou commencer, écoutons, devant nos livres ou notre assiette, l’avertissement d’un autre gourmet et diététicien avisé, Alphonse Allais : « Les pommes de terre cuites sont tellement plus faciles à digérer que les pommes en terre cuite ! » Nous en prenons bonne note.