Portrait de l’artiste en petit-fils

Écrivain français installé au Québec, Philippe Manevy explorait dans Ton pays sera mon pays (Leméac, 2021) son expérience de l’expatriation. Avec son deuxième livre, La colline qui travaille, il prolonge cette démarche où se confondent l’introspection et le regard porté sur l’autre pour lui donner une dimension nouvelle : celle d’une poignante quête mémorielle.

Philippe Manevy  | La colline qui travaille . Leméac, 288 p., 30 €

« Une œuvre d’homme, écrivait Camus, n’est rien d’autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. » Dans le cas de Philippe Manevy, ces quelques images pourraient être les contours d’une ville, Lyon, avec ses deux collines emblématiques (Fourvière, « la colline qui prie », coiffée de sa lourde basilique, et surtout la Croix-Rousse, à laquelle les ateliers de tissage et l’épopée des canuts ont depuis longtemps valu le surnom de « colline qui travaille »). Et aux images de cette ville qu’il dit être « au cœur de [s]a géographie mentale » s’ajoute de toute évidence une autre, plus ancienne, plus décisive encore pour sa vocation d’écrivain : le visage aimé de ses grands-parents maternels. 

Car c’est d’eux, d’abord, qu’il est question dans ce tombeau littéraire, ou peut-être plutôt, pour filer la métaphore du tissage, dans ce linceul de mots qu’est La colline qui travaille : Alice la tisseuse et René le typographe, un couple d’ouvriers dont Philippe Manevy a vu, peu à peu, la vie s’étioler et finir par s’éteindre. Avec des années de recul, c’est depuis le Québec qu’il revient sur leur parcours et, au terme d’une enquête où la mémoire orale se mêle à la recherche documentaire (album de photographies anciennes, lettres, cahiers d’écolier), qu’il reconstitue en une série de fragments subtilement composée leur origine familiale, leur première rencontre, leur vie parentale ou leur activité professionnelle, dans laquelle, par une coïncidence troublante, peut se deviner une métaphore de l’écriture : « Écrire, mettre en page, tisser, ce n’est pas si différent au fond : on agence, on entrelace toujours des phrases déjà écrites. »

Philippe Manevy , La colline qui travaille
Photographie en négatif du quai Pierre-Size et Fourvière vus de la Croix-Rousse (Lyon), de Paul Duseigneur (1855-1875) © Gallica/BnF

Tisserand à sa manière, Philippe Manevy, loin de les isoler dans un portrait figé, ne cesse de relier ses grands-parents aux autres, explorant leurs relations avec quelques figures plus lointaines (leurs propres parents et quelques cousins ou amis) ou à l’inverse plus proches (son père, sa mère, sa sœur). Dès lors, c’est finalement, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours, toute « l’histoire d’une famille sous trois républiques » qui se dessine sous nos yeux, avec ses drames, ses joies, ses grandeurs et ses événements grotesques : le traumatisme des tranchées, la grippe espagnole en 1919, les premiers congés payés, les grossesses désirées ou non, l’engagement syndical, l’achat d’une voiture, l’arrière-grand-mère tuée par une porte d’armoire mal fixée, Alice qui laisse fondre, sans doute volontairement, un tupperware dans le four. Le récit, tour à tour grave et guilleret, porté par un sens aigu de l’autodérision comme par une grande finesse psychologique, s’approchant par endroits du roman (dès qu’il est question des ancêtres éloignés) comme de l’essai, explore essentiellement les choses du quotidien ou, plus exactement, de l’ordinaire.

Ordinaire, tel semble bien, en effet, l’un des maîtres mots de ce livre qui, par sa justesse et sa délicatesse, est loin de l’être. « Je parle ici, nous dit l’auteur, de Français ordinaires, […], ni héros, ni salauds, ni victimes ». « Je les raconte, ajoute-t-il, parce qu’ils sont ordinaires et uniques. » Durant son adolescence, précise-t-il encore, il aurait trouvé « ringard » de se pencher sur des vies « toutes simples, faites de travail, de peines et de joies communes », considérant que « les existences romanesques avaient plus de valeur que les vies ordinaires qu[’il] avai[t] sous les yeux ». On mesure le basculement saisissant qui s’est opéré depuis lors. Sans doute faut-il le mettre sur le compte d’une évolution intime – inséparable du deuil et, plus récemment, de l’éloignement spatial –, d’autant plus qu’on comprend, à lire Philippe Manevy, que son grand-père René n’est pas seulement l’objet mais l’origine de l’écriture : non content de lui avoir, dès l’enfance, « montré comment choisir [s]es mots, en prendre soin, être patient, faire, effacer, refaire », le typographe bienveillant l’a toujours encouragé à écrire, applaudissant ses premières tentatives et les conservant précieusement « dans un épais dossier bleu qui contenait tous les documents qui lui importaient ». Mais au-delà des raisons intimes, ce basculement s’inscrit plus largement, semble-t-il, dans un mouvement de fond engageant la production littéraire de ces dernières décennies : la valorisation conjointe de la mémoire familiale et de ces « vies minuscules » auxquelles, il y a maintenant quarante ans, Pierre Michon a donné leurs lettres de noblesse. L’œuvre de Philippe Manevy s’insère ainsi dans un paysage où elle voisine, pour n’évoquer que des exemples très récents, avec Un puma dans le cœur de Stéphanie Dupays (enquête sur une arrière-grand-mère internée) ou Mississippi de Sophie G. Lucas, dont le sous-titre, « La geste des ordinaires », pourrait convenir à La colline qui travaille

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Mais en fait de rapprochements littéraires, c’est assurément du côté d’Annie Ernaux qu’il faudrait regarder. Tout un chapitre, intitulé « Annie Ernaux et ma mère », dit assez la place qu’occupe dans l’œuvre de Manevy cette figure tutélaire, à laquelle il rend un hommage appuyé. Au-delà de ces pages très explicites, on ne peut qu’être frappé par l’influence des Années sur La colline qui travaille, qu’il s’agisse des descriptions de photographies ouvrant sur un discours sociologique ou de tel passage où, à quelques lignes d’intervalle, le récit évoque l’érection du quartier de La Duchère à Lyon, les immigrés d’Afrique du Nord et un refrain chanté par Johnny Hallyday : l’expérience des grands-parents devient celle d’une classe sociale, d’un mode de vie et d’une époque. Non moins ernaldienne, la récurrence du motif de la honte (quelques pages déchirantes sont consacrées à la montre de René, que l’auteur se blâme amèrement d’avoir égarée aussitôt après l’avoir reçue, l’épisode faisant lui aussi l’objet d’une lecture historico-sociologique : c’est la frénésie propre à la société de consommation qui nous rend inattentifs aux objets) ou, souvent, honteux d’avoir eu honte. À plusieurs reprises, mettant à distance celui qu’il était à tel moment de sa jeunesse ou de son adolescence, Philippe Manevy se reproche tel jugement possiblement blessant, comme à propos de ces tableaux d’un arrière-grand-oncle peintre du dimanche qui se trouvent, aujourd’hui encore, chez ses parents : « J’affirmais avec tout le snobisme dont j’étais capable qu’ils étaient laids, convenus, kitsch. Aujourd’hui, j’aimerais parfois avoir le regard apaisé de celui qui les a peints ».

« Peignant doublement l’état de [s]on âme », pour parler comme Rousseau, Philippe Manevy nous montre ainsi que le passé n’a de sens pour lui que par rapport au présent. Excluant par principe une recherche généalogique qui, en remontant plus loin dans l’histoire, n’aurait pour effet que de faire apparaître « des noms et des dates dans des cases, […] rattachés à aucun souvenir, à aucun récit », il se tient au plus près d’une expérience vécue et, plus encore, d’une émotion sincère. Car c’est par sa puissance émotionnelle et son poids d’humanité, en définitive, que ce récit s’impose à nous dans toute sa richesse : aux affects des personnages, que Philippe Manevy exprime et épouse par un discret lyrisme empathique, se mêlent sans cesse ceux de l’auteur, qui confie, au-delà de la honte ou de la mélancolie du deuil, son besoin de trouver « un refuge » dans le passé familial et l’angoisse que suscite en lui le fait que ses propres parents aient atteint « l’âge où nous devons cesser de les croire immortels ». Ces affects, il suffira d’un mot très simple pour les nommer : l’amour.


Etienne Kern est écrivain. Il est l’auteur de plusieurs essais et d’un roman : Les envolés (Gallimard, 2021)