La Deuxième Vie forme un opuscule, un vade-mecum, soixante pages d’exercices spirituels et terrestres couchés sur le papier par Philippe Sollers alors qu’il était malade. Précisons aussitôt que lui-même mentionne à peine sa santé déclinante et n’a pas un mot de plainte (il est mort le 5 mai 2023).
De cette discrétion il faut lui savoir gré, et au sens mathématique : art du discernement, politesse, mais aussi goût du discontinu et du fragment sous lequel vibre le continu. Il faut aussi lui savoir gré de cette résolution à vivre une fois, deux fois, ici et sans doute dans un ailleurs que le lecteur, la lectrice est libre de qualifier : les termes en sont libres, ils peuvent être résurrectionnels, textuels, figurés par le Migrant ou la Eva-Marie, un vers de Dante ou de Rimbaud.
À ces soixante pages, il faut en ajouter neuf, écrites par Julia Kristeva, qui viennent clore ces carnets en les situant avec une même discrétion, en leur offrant un cadre, que dis-je, une baguette fine, composée comme une marqueterie de phrases enlevées à l’œuvre de l’époux, de « quasi-maximes », dit-elle, entre lesquelles elle glisse ses commentaires. L’ensemble compose un très beau mariage, dans la forme et dans la vie, illuminé par un « soleil noir » qui revient sous la plume de l’une et l’autre. L’expression fut le titre d’un essai d’elle, et elle est l’antienne de cette Deuxième Vie ; mélancolie présente et tenue à distance.
Enfin, cet addendum est accompagné d’un camée en noir et blanc de l’homme, daté des années 1960, et par la photo d’une page manuscrite de ces carnets : un cahier scolaire à grands carreaux dont les spirales apparaissent, comme si pointait l’enfant Sollers sous le sadien Sollers, le voltairien, le provocateur, le télégénique, le tel-quel… à vous de compléter.
Tout ce que vous pensez déjà de Sollers, tout ce que vous réprouvez chez lui, tout ce que vous appréciez au contraire, vous le retrouverez dans les pages de ce carnet. Alors, pourquoi le lire ? Parce qu’il est vif comme le mercure et que nous, comme lui, aimons la vivacité. Vif, vite, vivace… ces mots coulent au fil de ses notes dont beaucoup sont comme des précipités chimiques (et de chimie il y est question). Parce qu’il est drôle et moqueur, que la moquerie n’est pas exclusivement une pose de dandy contempteur, mais une manière d’analyser et de déconstruire son temps, de refuser le positivisme et le triomphe de la technique, et de résister. Parce qu’un samedi matin, à l’heure de l’heure bleue qui s’annonce grise, vous lisez les premières lignes et vous y trouvez une grande beauté : « J’aime les insomnies de trois heures du matin, les plus dures, les plus inquiétantes, les plus éclairantes. C’est tout de suite, en sursaut, le choix entre la vie et la mort. Il faut saisir la vie, malgré ses brûlures, car la mort est trop longue et désespérément ennuyeuse. »
La Deuxième Vie transporte le regard et l’esprit dans un étrange espace : entre la vie et la mort ; entre l’éveil et le sommeil ; dans un ailleurs proche parce que c’est l’ici et le maintenant dont il faut jouir, mais un ailleurs qui semble vous échapper parce que la deuxième vie se prête à plusieurs définitions. La deuxième vie en suppose une première. Sollers joue avec les deux et vit les deux. La première peut être celle de la jeunesse où il défendit une folle « péripétie politique », entendez le maoïsme, qui égara de grands esprits. La première peut être, aussi, à la seconde, ce que l’Ancien est au Nouveau Testament, et l’on perçoit entre les lignes ce point de bascule, même si l’écrivain garde ses distances, la religiosité lui étant adverse. La deuxième vie serait, qui sait, celle où l’on se prépare au néant, où l’on y est déjà. Ou celle de la postérité. Ou encore celle des abysses et des doutes du cogito, sous une surface brillante et revendiquée comme telle, superficielle, reproche souvent fait à Sollers.
Mais peut-être est-ce cette façon de braver de nombreux traits de la culture de ce début du XXIe siècle, que Sollers rejette absolument. Il est évident que certains propos compris dans cette Deuxième Vie lui vaudront des foudres posthumes. Philippe Sollers n’aime ni le documentaire ni les écrivains qui se prêtent à la servitude sociologique et n’ont de matière que leur moi. Inversement il défend Houellebecq contre les accusations d’extrême droitisme et il a le droit, quoique nous ne soyons pas de la même opinion : ce qu’il appelle la « brutalité démocratique » nous autorise à lui opposer cet avis, également fondé sur des raisons de style.
Il n’aime pas l’archétype de la « Blanche européenne de 40 ans, une blonde féministe épanouie », mais il aime les femmes : cet amour est si patent, si connu, si gai. Comment le lui reprocher ? Pourquoi faudrait-il repasser cet amour au fer rouge de la sensibilité actuelle qui a tant importé d’outre-Atlantique où les rapports entre les hommes et les femmes ont une tout autre histoire ? J’aime que Sollers aime les femmes, dirais-je.
Et j’aime qu’il évoque le génie de la langue française en affirmant qu’un Sade ou un Proust ne pouvaient écrire qu’en français. Oui, il y a des sons, des consonnes, des assonances et des accents aigus qui informent une façon de penser le monde, de l’envisager suivant un certain plan de coupe. Le monde ne se prononce pas de la même façon partout et il faut s’en réjouir. « Impassibilité, clarté, agilité, et subtilité », écrit-il en guise de devise. Lisez les trois premiers mots tout haut, vous y entendrez 6 + 6, c’est-à-dire un alexandrin, ce rythme si classique et si français. Derrière le XVIIIe siècle qu’il a tant célébré, s’entend encore le XVIIe qui l’a fait naître ; pourtant une immense révolution a eu lieu entre les deux.
La netteté que loue Sollers n’exclut pas le mystère. La Deuxième Vie mentionne des notions, des articles de foi qui nous sont devenus lointains, celle de Corps Glorieux, par exemple, qui évoquera à certains de vieux souvenirs de catéchisme et une énigme. Il évoque aussi la « colossale innocence » qui nous enveloppe de la naissance à la mort. Enfin, il se félicite de percevoir « l’ajustement du monde », du cœur de sa deuxième vie. Le mot est saisissant ; il évoque l’atomisme joyeux des Lumières et le grand horloger de Voltaire, une forme de théodicée, de croyance leibnizienne que ce monde est le meilleur des mondes possibles.