Ce 3 avril 2024, un nombre impressionnant de personnes sont venues assister aux obsèques d’Emmanuel Terray, décédé le 25 mars à l’âge de 89 ans. Parmi elles, l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe, présidente de la section de la Ligue des droits de l’Homme dont il faisait partie, et des amis chinois, lui rendant hommage ensemble dans EaN.
Il fallait se rendre aux confins de la banlieue ouest de Paris, là où l’espace péri-urbain post-industriel rend tout piéton obsolète. Tous ces gens, si divers, si nombreux, certains assis par terre dans la vaste salle bondée du crématorium, avaient vraiment choisi de venir : c’est la preuve par le lieu, inimaginable symétrique inverse d’un village de la Côte-d’Ivoire de jadis, que l’on pense à lui, que l’on veut être là, même dans un coin.
Ce chercheur scientifique éminent et reconnu appartient à la première génération des anthropologues africanistes français de l’après-guerre. Il a multiplié au cours de décennies de travail enquêtes, publications non seulement sur son terrain, mais aussi sur toutes sortes de sujets comme la poétique allemande (Une passion allemande. Luther, Kant, Schiller, Hölderlin, Kleist, Seuil, 1994) ou des expériences de voyage, toujours politiques (Ombres berlinoises. Voyage dans une autre Allemagne, Odile Jacob, 1996), ainsi que de grandes relectures (Clausewitz, Fayard, 1999).
Emmanuel Terray a participé en tant que penseur et acteur scientifique majeur, et grand enseignant, à ce moment de naissance institutionnelle dans les universités et les centres de recherche dans la France d’après-guerre de la plus jeune des sciences sociales, l’anthropologie : la constitution d’une anthropologie scientifique émancipée de la philosophie, bien sûr travaillée de différences et de scissions surtout entre marxisme et structuralisme, était alors mise en perspective par toute une génération de jeunes chercheurs. Pour sa part, Emmanuel Terray, qui admirait la pensée de Louis Althusser, voulait restituer au marxisme scientifique toute sa valeur heuristique – jusqu’à l’utiliser, en le contredisant sur ce point, dans la démonstration de l’historicité des sociétés africaines, de leurs royaumes, bien avant le XIXe siècle.
Pour les étudiants, dont j’ai eu la chance de faire partie, il régnait dans les séminaires des anthropologues français (Marc Augé, Françoise Héritier, Gérard Althabe, Jean Bazin, Jean-Pierre Dozon et bien sûr Emmanuel Terray) une atmosphère de liberté et de plaisir de travailler, liés à cette force que l’expérience d’un terrain donne à une recherche et que le grand talent d’orateur d’Emmanuel portait à des sommets quand il s’enflammait. L’espèce de certitude qu’un travail en sciences sociales a d’autant plus de valeur « politique » qu’il est rigoureusement scientifique et séparé des engagements éventuels de son auteur ouvrait un espace où nulle obligation de rhétorique ou de pensée ne venait freiner ni abimer les premières pistes de réflexions collectives qui naissent au cours d’un séminaire. Sa mémoire vivante d’innombrables lectures, très souvent investies de passion, était une chance pour l’étudiant.e qui entrait dans sa problématique – se souvenir du génial Max Gluckman, anthropologue sud-africain né en 1911, était assez rare en France dans les années 1980. J’ai le souvenir d’un colloque à Toulouse où tous ces anthropologues étaient réunis, une vraie connivence (bien sûr conflictuelle parfois) permettait des débats passionnés… et Emmanuel, le soir, a voulu se balader seul, sac au dos et fleur au stylo, en ville. J’ai le souvenir de sa silhouette s’éloignant alors, et j’ai pensé : voilà un résistant à la mondanité toujours un peu surjouée des collègues en colloque, même à celle ici pourtant si minimale et très chaleureuse.
Parallèlement, Emmanuel Terray a été aussi l’un des grand militants de sa génération pour la défense des droits humains. Et, bien que se définissant comme marxiste, il a su entendre très jeune les témoignages sur les crimes staliniens, comme par exemple celui, très fort, dès l’après-guerre de Margarete Buber-Neumann, militante communiste victime des camps staliniens et hitlériens, ce qui l’a très tôt rendu définitivement sensible à la férocité répressive du totalitarisme stalinien. Pour mieux cerner la force et la spécificité de l’engagement politique et militant d’Emmanuel Terray, citons le texte que la Ligue des droits de l’homme a écrit après sa disparition.
« La LDH (Ligue des droits de l’homme) tient à rendre un hommage ému à Emmanuel Terray, philosophe, anthropologue réputé, qui fut l’un de ses militants les plus actifs sur la question des droits des immigrés et des sans-papiers, et qui nous a quittés le 25 mars 2024 à l’âge de 89 ans. Ancien élève de l’École normale supérieure de 1957 à 1961, agrégé de philosophie, issu d’une famille catholique conservatrice, il s’est lui-même réclamé très tôt d’un christianisme émancipateur et anticolonial. Le premier meeting auquel il a assisté, en 1953, est en faveur de l’amnistie des condamnés politiques malgaches, et, à la fin de 1955, il s’est engagé au sein des étudiants socialistes avant que Guy Mollet ne plonge la France, en février 1956, dans la guerre d’Algérie. D’où son départ vers le Parti socialiste autonome (PSA), créé en 1958 contre la politique algérienne de Guy Mollet, puis au Parti socialiste unifié (PSU), issu de la fusion, en 1960, du PSA avec d’autres groupes en rupture avec le Parti communiste français (PCF). Et en même temps son adhésion à la LDH. […] De retour à Paris après Mai 68, militant du PSU jusqu’en 1972, il est élu directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) tout en militant pour les droits des travailleuses et travailleurs immigrés et sans papiers avec la LDH, dont il restera membre jusqu’à sa mort. Membre de son Comité central de 1997 à 1999, il observa une longue grève de la faim en faveur des droits des personnes sans papiers à l’été 1998. Il fut le responsable de son groupe de travail « Étrangers et immigrés » de 2007 à 2008. Pendant toute cette période, il a milité aux côtés des collectifs de sans-papiers, dont il fut un soutien précieux, pour la reconnaissance des droits des personnes étrangères. »
Des questions politiques cruciales l’ont souvent mobilisé, et ont donné lieu à des écrits, comme dans l’ouvrage Penser à droite (Galilée, 2012), mais c’est surtout la question de l’immigration qui fut sa grande thématique, à la fois de réflexion théorique mais aussi d’engagement militant de base. À partir des années 1990, il fut un pilier infatigable, d’une vigilance aussi intraitable que sa gentillesse était absolue, de la section de la LDH de l’EHESS. Il suivait toutes nos réunions et participait physiquement aux actions décidées, comme l’accompagnement des heures durant aux diverses formes de soutien aux migrants, exilés, travailleurs sans papiers et autres, jusqu’à accomplir un mois d’une grève de la faim historique citée plus haut. Son incroyable gentillesse native, sans concept, était liée à l’expression énergique, logique, de positions sans concession. Pendant quelques années, que de fureurs partagées, que de rires, que d’âpres discussions, de dîners animés où les débats, les disputes, étaient portés par le partage d’une urgence désespérée en face de situations impossibles à accepter « sans rien faire », sol minimal de toute militance. Les disputes en section sont soumises à la contrainte de devoir aboutir à une prise de décision commune : il faut nous mettre d’accord, contrairement à ce qui se passe dans un séminaire de recherche. Emmanuel, de sa voix formidable, dans une logique imparable et génialement argumentée, a souvent figé, réveillé, incendié les amphithéâtres bondés des grands congrès de la LDH nationale, comme il a si souvent calmé nos débats de section dans des interventions où le sérieux rendait sensé le bon sens d’une vraie radicalité. Le don de son temps et celui d’une grosse part de sa vie, sans penser perdre le premier ou gâcher la seconde, et pour une cause souvent désespérée où le collectif l’emporte, fut à la fois le signe d’une grande élégance morale et la marque de sa générosité radicale.
C’est cette générosité, masquée par l’humour, aussi immense que discrète et efficace, qui a poussé ses amis chinois venus en nombre, et dont certains jadis sans papiers furent aidés et défendus par Emmanuel, à lui écrire un poème, lu le 3 avril. Merci à Nicole Abravanel de l’avoir recueilli auprès de l’auteur et de ses amis.
Poème d’Yves Wang (Guo Qi)
(祭文)
一代伟人
星火灭兮
鹏程西鹤
中法爱兮
友谊长存
无奈恨兮
苍天呐喊
雨泪送兮
Emmanuel 走好
吾等悲兮
奈何送兮
愿君
愿君安息
Pour Emmanuel Terray
Un grand homme de sa génération s’éteint.
La flamme étoilée
de la grue de l’ouest de Pengcheng l’emporte (1).
Contre l’impuissance et la haine,
le ciel crie.
La Chine et la France s’aiment,
Perdure l’amitié !
La pluie et les larmes nous envoient sur le chemin :
Au revoir, Emmanuel !
nous sommes tristes.
Nous n’avons plus nul autre choix que de te laisser partir,
Puisses-tu reposer en paix.
Un poème lu et entendu avec beaucoup d’émotion (bien sûr, pour Emmanuel, l’amour de la Chine ne comprend pas forcement celui de son gouvernement actuel). Nous allons apprendre qu’il aimait chanter, et d’ailleurs on se souvient de sa très belle voix de stentor pour la dispute politique, peut-être de ténor pour le chant ? On apprend qu’il notait les paroles de ses chansons sur un cahier, chansons révolutionnaires, vieilles chansons françaises, Le temps des cerises et autres morceaux magnifiques. Mais aussi, oui, il recopiait les paroles de certaines des chansons de Johnny Hallyday. Il y avait dans la présence, le regard d’Emmanuel cet éclat de gaité, cette lumière de jeunesse vive, ce scintillement de bienveillance a priori en face de tout, qui l’a tenu éloigné toute sa vie des postures de mépris et des jugements de hauteur, si souvent accrochés aux échelles hiérarchisées du social.
(1) Cui Hao (崔颢 / 崔顥, Cuī hào), célèbre poète de la dynastie Tang, a visité la structure, telle qu’elle était au début du VIIIe siècle. Son poème intitulé « La Tour de la Grue jaune » fit de la tour le bâtiment le plus célèbre de la Chine méridionale. Ce poème raconte qu’un universitaire, se tenant debout dans la tour, aperçut une grue en vol (un aigle ou un condor). Il lui demanda de s’atteler sur son dos et de faire une promenade. Elle le conduisit au palais céleste, et on ne le revit jamais.