Depuis que nous lisons Catherine Safonoff, nous avions envie de l’interroger tant son œuvre nous parle intimement. La sortie de son nouveau récit, La fortune, a été l’occasion d’échanger au téléphone, longuement. Catherine Safonoff parle avec générosité et netteté, cherchant toujours à éclaircir la moindre zone d’ombre. La suspension des voix dans la liaison téléphonique demande à chacune des interlocutrices de prêter la plus grande attention aux propos qui ne sont soutenus par aucun visage. Mais en l’écoutant, nous avons progressivement vu se dessiner un regard, un visage, et nous avons réellement partagé, en présence, ce moment.
Quel est précisément le point de départ de La fortune ?
Le récit, ou le roman – mon livre appartient à plusieurs genres –, est précédé d’une quantité de feuillets qui se voulaient simplement un journal de bord. Lorsque j’ai été obligée de quitter cette maison, que j’ai occupée pendant vingt-cinq ans, j’ai dû m’installer en pleine campagne pour laquelle je n’ai aucun goût. Je me suis mise à écrire un carnet de bord pendant des mois. La crise cardiaque que je raconte dans mon livre, et qui aurait pu plus mal tourner, a précipité les choses. J’ai alors commencé à m’interroger de manière plus solitaire, plus intérieure, sur l’occupation des sols, je crois que c’est le titre d’un court texte de Jean Echenoz. Qui a le droit d’occuper une terre et qui n’en a pas le droit ? Je ne suis ni historienne ni sociologue mais je m’interroge sur ce point, qui touche à des questions matérielles, mais pas uniquement. Le lecteur courant voit surtout le différend entre mon ex-mari et moi, et le lecteur courant a toujours raison, mais il y a aussi un fond sérieux à ce petit livre.
Votre « propriétaire », c’est bien B., au sens premier du terme puisque vous habitiez depuis plus de vingt-cinq ans dans la maison qui lui appartient. Mais au-delà de cette question matérielle, fondamentale, ne parlez-vous pas surtout de la relation amoureuse, du couple ?
Vous avez tout à fait raison de passer de mon petit discours vaguement marxiste à la question de la propriété, dans l’amour, dans la filiation du couple. C’est de cela qu’il est question. Pourquoi ma narratrice, c’est-à-dire moi, n’ouvre-t-elle pas les yeux à temps sur le fait qu’elle occupe une terre qui n’est pas à elle ? Elle pense que c’est un dû, elle se dit qu’elle a somme toute rendu beaucoup de services, qu’elle a été femme au foyer, plus ou moins bien certes, mais quand même, qu’elle a eu deux enfants de cet homme, et elle trouve naturel d’habiter dans cette maison. C’est évidemment une erreur, elle aurait dû être plus précise comme elle l’aurait été avec un étranger. Elle a évité cet éclaircissement, tout comme son ex-mari l’a également évité. Ce flottement s’est installé durant toutes ces années. Je ne sais pas très bien ce qu’il signifie, encore aujourd’hui. Mais ce livre n’est pas un règlement de comptes, je n’aimerais pas qu’on le voie ainsi… Il faut toutefois reconnaître que ma narratrice, ma porte-parole, veut gagner un combat… mais il n’y a aucune acrimonie. J’ai beaucoup travaillé ce livre, je l’ai beaucoup raboté, et la seule puissance que je me sois arrogée dans toute ma vie, c’est celle de l’écriture. C’est tout ce que je sais faire, c’est tout ce que je peux faire.
Je me suis entendue dire récemment à un journaliste que j’écrivais toujours le même livre. C’est inexact, je devrais plutôt dire que je continue le même livre, de livre en livre.
Les éditions Zoé font paraître en poche votre premier livre, La part d’Esmé [1], en même temps que votre dernier texte, La fortune. Bien que vous vous montriez sévère avec ce premier roman, on peut y lire un portrait de femme remarquable, Esmé, dans un texte qui m’a complètement emportée par sa beauté et sa vitalité.
On peut d’une certaine manière voir La fortune comme l’aboutissement de ce premier livre un peu confus. J’ai écrit sous pseudonyme ce roman, La part d’Esmé, pour lequel je n’avais donc pas de destinataire, pas de public. J’étais alors peu consciente de ce que représente la parole écrite. Les audaces sont parfois un peu faciles. Vous savez, je me suis mise à écrire très tardivement, j’aurais voulu enseigner, ou faire du théâtre ou du cirque. Mais ce premier livre est important pour moi. Le prénom Esmé se réfère à l’Esmeralda de Victor Hugo, bien sûr, mais c’est aussi une référence à une nouvelle de Salinger, « For Esmé, with love and squalor », traduit par « Pour Esmé, avec amour et abjection ». J’ai voulu instiller de l’abjection dans la restitution de mes tentatives amoureuses, quitte à avoir davantage recours au comique qu’à l’ironie. Je ne suis pas une grande partisane de l’ironie à la française, mais le comique, c’est mon rayon, c’est peut-être pour ça que j’ai rêvé de travailler dans un cirque.
Dans La fortune, votre narratrice se souvient d’elle, jeune femme aux cheveux courts et en baskets : « J’écris un roman d’amour, dit-elle, tous les romans sont des romans d’amour, la difficulté 1. Écrire sur l’amour. 2. Sur le ratage de l’amour. 3. Quand même trouver une bonne fin ». Est-ce ce que vous parvenez à faire dans ce dernier récit ?
Je ne sais pas comment cela s’est dessiné en moi. Pour simplifier, je crois écrire à partir d’un drame personnel, petit, minuscule, et je n’ai jamais l’idée d’une fin, ni de plan d’ailleurs. Comme lectrice, je n’aime pas les livres qui se finissent de manière désastreuse. Je suis convaincue que la lecture doit nous aider à vivre, je ne crois en aucune sorte de puissance divine, mais je crois en la puissance de la lecture. La fin de La fortune est réaliste au plus près de ce que signifierait réaliste, c’est-à-dire que c’est bel et bien arrivé. Certains passages penchent vers l’invention, mais je ne suis pas quelqu’un d’inspiré. Lorsque j’écris, les mots naissent de la phrase écrite, je ne peux continuer un texte, ajouter une phrase à une autre que lorsque la phrase précédente me paraît accomplie, seulement si le pas précédent me paraît absolument juste. Je voudrais dire vrai, et que ce que j’écris paraisse vrai au lecteur. Le lecteur est malheureusement tout le temps là mais je ne le connais pas. C’est la difficulté et l’enjeu total de l’écriture à mes yeux.
Vous décrivez votre narratrice écrivant « par accès », sur des feuilles volantes, griffonnant pour « couvrir l’épouvante qui la gagne », comme une lutte qu’elle devrait mener, envers et contre tout.
Il s’agit bel et bien d’une lutte dans l’écriture. J’ai pris l’habitude des feuilles volantes écrites à la main, après ce déménagement, en me découvrant être un accapareur de trop d’objets. Les feuilles volantes, je les détruis, au fur et à mesure, une fois que j’ai recopié à l’ordinateur une toute petite portion de ce que j’ai écrit sur ces feuilles, tant je rabote mes textes. Mais je garde la sensation d’écrire à la main, que j’aime énormément, j’aime sentir ce mouvement sur le papier.
Vous parlez dans La distance de fuite (Zoé, 2017) d’« instants papillons » que vous mettez ensuite des jours à transcrire. Comment définiriez-vous ces « instants papillons » ?
Si on fixe un papillon, un paon-du-jour par exemple, il meurt et c’est très triste. Il faut laisser voler les papillons. En écrivant, j’essaie d’enfermer les papillons mais de les garder vivants, c’est-à-dire que je ne les transperce pas d’une aiguille, je les touche du regard et j’espère que le lecteur parviendra à les faire s’envoler à nouveau. Je m’excuse, c’est un peu enfantin ce que je vous dis.
La solitude que vous décrivez dans La fortune est une solitude parmi vos proches, qui sonne comme un enfermement : « Et me revoilà parmi eux, dedans, incluse plus que jamais, parasite éternelle, torchant mon interminable Lettre aux miens. »
L’inclusion, pour moi, c’est être dans les murs, être bridée dans son mouvement, peut-être même dans sa pensée, à rebours d’ailleurs de tout ce que l’on entend aujourd’hui sur les bienfaits de l’inclusion. On me répète sans cesse ces derniers temps que je n’ai pas le sens de la famille. Ma fille cadette, à qui je prête des propos très durs à mon égard dans La fortune, est la seule avec qui j’ai une parfaite connivence, elle pense et dit des choses très dures, c’est vrai, mais elle me les dit, et c’est très bien, et elle me comprend aussi, alors que le reste de ma famille pense que je n’écris que des sottises et voit tout cela d’un très mauvais œil.
Je ne résiste pas à vous dire ce qui m’est passé par la tête la nuit dernière. Je crois que lorsque j’écris que La fortune est une immense « Lettre aux miens », je me réfère à la Lettre au père de Kafka. Vous voyez que je ne me mouche pas du coude.
Votre fille cadette est celle dont vous vous êtes occupée pendant un épisode de très grande souffrance qu’elle a traversé à la fin de l’adolescence. Vous écrivez : « Je m’efforçais à la lenteur, au minimum de mots et de gestes. […] Il fallait qu’au moins ma détresse reste distincte de la sienne, comme une barque est autre que la mer qui la porte. »
Ce qui sépare ou unit une mère à un enfant, et je crois surtout la mère à un enfant qui ne va pas bien, c’est un immense sujet. Il faut s’en occuper autrement que par l’intermédiaire des lieux psychiatriques. À ce moment-là, il ne s’agissait pas de m’occuper simplement de ma fille mais de vivre à ses côtés en permanence. C’est un mélange de passion et de devoir. Il faut beaucoup de passion pour son enfant, de patience bien sûr mais aussi de passion. Il faut aimer un enfant passionnément.
Lorsque vous êtes hospitalisée en urgence pour votre crise cardiaque, vous vous trouvez dans un box à l’hôpital, et du box à côté vient « un son affreux, une sorte de lave stridente qui inondait le couloir, crevait le plastique épais qui me cachait la scène ».
C’est un moment très important. Ce petit garçon, car ces cris sont ceux d’un petit enfant qu’une femme tient dans ses bras, comme je peux le constater un peu plus tard, parle une langue que l’on ne peut pas déchiffrer. Alors que je suis moi-même dans une situation difficile, dans ce box d’hôpital, j’écoute et tente d’isoler les consonnes, les sons que je parviens à distinguer dans ce cri de douleur absolument innocent. Ces hurlements expriment ce que l’écriture ne peut plus exprimer, ce qui est brut, primitif. Je m’en suis rendu compte seulement après, mais ce cri de tout petit, c’est le mien, c’est moi qui gueule.
Dans Autour de ma mère (Zoé, 2007), vous écrivez : « Et écrire des livres sépare, sépare de nos proches, sépare de nos amis, écrire sépare dans le temps qu’on essaye pourtant de se réconcilier avec le monde, et écrire est parfois aussi irrépressible que faire un enfant. » Comment parvient-on à lier ce mouvement de séparation et de réconciliation dans l’écriture ?
Je ne sais pas. On fait, c’est tout, et c’est là que l’écriture des femmes prend une immense importance. Ça vient de m’échapper d’ailleurs, cette expression, l’écriture des femmes.
Vous notez dans La distance de fuite une « essentielle incompatibilité » entre le féminin et l’écriture, à partir de laquelle « une femme écrit, peut écrire, quelque chose d’autre que la guerre et la pornographie. » Pouvez-vous expliquer cela ?
Je n’aime pas le conflit, on perd son temps, je vois trop de gens qui fichent en l’air leur temps dans des conflits inutiles, au lieu de quoi ils pourraient – je ne demande pas à tout le monde d’écrire –, mais, par exemple, ils pourraient regarder les papillons, pour revenir à vos papillons. Mais je me réduis ici à ma petite personne, vous posez une question plus serrée et je noie le poisson.
L’incompatibilité du féminin et de l’écriture, c’est que le féminin écrit ailleurs, et continue d’écrire ailleurs, et bien heureusement. Ailleurs c’est-à-dire dans une zone un peu plus aérée, un peu moins soumise. Le pouvoir est tellement soumis à lui-même, tous les chefs, qu’il y ait du fric ou pas, sont tellement pliés, courbés, alors qu’il y a de quoi, au moins, regarder autour de nous. Si je m’approche de la fenêtre en vous parlant, je vois l’herbe pleine de pâquerettes, et c’est très joli.
Je ne décrirai pas les pâquerettes car je ne sais pas faire de jolies descriptions, pour ça il faut lire Colette. C’est pour moi le grand auteur, ou la grande autrice comme on dit maintenant, que j’ai découverte quand j’avais quinze ou seize ans. Ce fut une révélation. Pas les Claudine, bien sûr, mais les livres de la fin comme La naissance du jour, ou un livre remarquable, Mes apprentissages. Colette écrit dans une langue éblouissante. Ma mère, qui lisait peu, qui n’avait lu ni Molière, ni Racine, était institutrice et elle insistait beaucoup sur la syntaxe et la grammaire. Je ne peux toujours pas lire un livre débraillé, c’est sans doute l’étreinte maternelle, encore maintenant.
Vous évoquez dans La fortune la conception de votre fille cadette, et votre accouchement. J’ai été frappée par la description que vous faites du regard de Ji à sa naissance : « deux yeux ronds très noirs me fixent sans ciller ». Vous ajoutez : « Rien de flou dans le regard de Ji. Billes, baies dans les haies d’automne, cerises noires, yeux d’écureuil aux aguets. […] Tout au long de l’enfance, Ji a gardé ce regard de petit juge ».
Oui, et tout au long de son adolescence et jusqu’à maintenant d’ailleurs, elle a encore ce regard. Tout à l’heure, vous posiez une question sur la guerre. Voilà, on ne peut pas faire la guerre car on fait des enfants et je tenais à rappeler dans La fortune cet énorme mystère que le même acte, la conception, sert au plaisir et à la mise au monde d’un être vivant. Et dans la venue d’un être vivant, il y a quelque chose d’absolument fascinant du regard, au sens le plus fort.
Depuis que j’habite à la campagne, je ne marche plus dans les rues de Genève, alors que c’était un de mes passe-temps préférés, flâner dans les rues et voir des visages inconnus, éprouver ce flash de reconnaissance qu’on a avec quelques personnes. Cela fait partie des petits bonheurs que j’ai perdus, comme celui de rouler à bicyclette, faute de piste cyclable. Depuis mes dix ans, j’ai eu une cinquantaine de vélos, j’étais très habile, le vélo est un outil fantastique. Mes deux derniers sont dans la grange, sous le grenier où sont aussi entreposés mes livres, que je n’ai pas pu tous déballer, faute de place. C’est ce qui crée cette sensation de bibliothèque fantôme dont je parle dans La fortune. Encore aujourd’hui, alors que j’écris, il m’arrive de tendre le bras pour saisir un livre auquel je pense et mon bras ne rencontre que le vide. Pour revenir au vélo et à la flânerie dans les rues, cela fait partie des petits bonheurs que j’ai perdus, et ces petits bonheurs sont peut-être plus grands que ce que l’on considère habituellement comme de grands bonheurs.
Vous perdez l’ouïe mais gagnez cette possibilité d’entendre le silence, le silence grec, autour de la maison de Galissas, dont vous faites une expérience saisissante, originelle presque, dans La fortune.
Souvenez-vous, j’étais tombée deux fois, dont une au Pirée, j’étais blessée au coude, je me promenais seule, c’était il y a un an, sur l’île de Syros où il y a peu de lumière urbaine. La nuit tombe tard en cette saison, et alors que je ne connais pas le silence de la montagne, j’ai été plongée dans ce silence de l’île. C’était absolument surprenant, j’ai eu l’impression que je m’envolais, une impression complètement euphorique, j’étais très légère, j’étais aspirée par ce silence que j’entendais.
Vous évoquez un certain nombre de « dernières fois » tout en révélant beaucoup de désirs. Comment résoudre cette tension entre le désir et le sentiment de la finitude qui résonne aussi dans le récit ?
C’est une question très grave que vous posez puisque vous parlez de la mort. Je n’ai pas du tout envie de partir, si vieille que je sois. L’écriture, en même temps qu’elle s’arrête, promet, pose des promesses, la promesse du « encore une fois ». Encore juste une fois, et je penserai la même chose.
Propos recueillis par Gabrielle Napoli
[1] Bertil Galland, Vevey, 1977 pour l’édition originale.