Il y a vingt ans, Laetitia Bianchi retraduisait, en compagnie de Raphaël Meltz, Lysistrata d’Aristophane ; parallèlement, elle publiait un premier roman puis tous deux fondaient la revue Le Tigre. Il y a peu, elle publiait une grande monographie sur Posada (alors encore peu connu en France). Aujourd’hui, elle traduit Les oiseaux et parallèlement elle fonde les éditions Mexico. Preuve s’il en est que retraduire Aristophane est aussi une façon de s’élancer dans le contemporain.
Où fuir ? La question n’est pas nouvelle. Pisthetairos (dont le nom signifie l’ami fiable) et Evelpidès (bon espoir) l’ont testée pour nous il y a près de 2 400 ans. La parole dans la ville est devenue folle, c’est procès sur procès, sycophantes et autres dénonciateurs publics partout. Alors, comme les oiseaux qui la survolent connaissent mieux la terre que quiconque, les deux compères ont quitté Athènes (c’était de toute façon le but) et sont allés les interroger. Auraient-ils vu, par hasard, un petit bout de terre où vivre heureux ? Heureux et allongé sur un tapis bien moelleux ? Avec des voisins toujours prêts à vous inviter, et à vous laisser tenter votre chance auprès de leur fils adolescent ?
La magie du théâtre est ainsi faite que les oiseaux, à cause de Térée-la-Huppe, ont répondu. Certes, ils ont d’abord voulu les mettre à mort. Et puis c’était trop tard : ils avaient parlé, ils n’avaient plus qu’à se laisser plumer. Se laisser convaincre qu’ils étaient, eux les oiseaux, les seigneurs et maitres de ce monde, dieux compris. Qu’il n’y avait qu’à suivre les conseils de Pisthetairos, fonder la belle cité de Coucouville-les-Nuages, l’entourer de murs, prélever un impôt sur la fumée des sacrifices dont se nourrissent les dieux et ils seraient les puissants de cette terre. Hercule lui-même viendrait donner la becquée à leurs oisillons et Zeus leur chanterait des berceuses. Si, si. Car Pisthetairos les invite à surmonter leur modestie : à l’origine étaient les oiseaux.
La fable politique est d’autant plus savoureuse que, contre toute attente, le plan de Pisthetairos marche, et même gaiement. On assiste en riant au triomphe d’une dystopie : à l’écart d’Athènes, la fondation, mythes à l’appui, de peut-être pire qu’Athènes. D’où ce rire ? C’est que la langue déborde de toutes parts, rebondit de jeux de mots en jeux de mots, se défait en cascades d’assonances, onomatopées et interjections comprises, si bien qu’on ne sait plus ce qui relève du mot ou de l’interjection. On rit pour ainsi dire au pas de charge, on est parfois un peu pantin de son rire, on essaie de se ressaisir. Mais c’est trop tard : on s’est mis à caqueter parmi les différentes onomatopées qui disent les bruits d’oiseaux. Et tout cela, bien sûr, grâce à la traduction : soit qu’on la lise toute seule, soit que, grâce à elle, on aille ici ou là replonger dans un petit bain salé de grec ancien.
Laetitia Bianchi relève avec beaucoup d’art le défi – mais aussi le plaisir – qu’une telle traduction peut représenter. Il y faut un sens de la langue et du déplacement très sûr car, quand un texte est à ce point sonore, la traduction ne peut que ruser et inventer des recours. Un exemple parmi d’autres : en grec, la triade « paï » (« esclave), « epopos » (la huppe) et l’interjection « epopoi » fait pépier la langue. Une même triade est difficilement reproductible en français. Laetitia Bianchi répartit autrement les effets comiques, choisit de traduire paï par un « Monsieur, Monsieur » et de garder une dyade sonore, « hep hep huppe », et l’ensemble fonctionne très bien. Ailleurs, tant pis, elle laisse filer une allusion incompréhensible pour le commun des mortels et se contente d’un « hein ? » pour trois vers grecs. Mais un peu plus tard, au contraire, elle ajoute un jeu de mots en français là où il n’y en avait guère en grec ; traduit une intertextualité avec Homère par une autre avec Baudelaire, s’amuse à introduire une petite citation shakespearienne. Elle transpose parfois la ménagerie grecque en ménagerie francophone (avec ses poules mouillées ou une prière à « notre mère des cailles » ), cherche les points où le français peut se faire débordement sonore, tout en ménageant des moments de pause, tout en insérant des didascalies qui permettent d’aérer l’ensemble, d’imaginer des jeux de scène, ce qu’ils pourraient avoir de costumé, baroque et féerique. Si bien que sa pièce est fluide, drôle, qu’elle se lit d’une traite, qu’on y entend une langue et qu’on aimerait la voir au théâtre.
Bien sûr, cette reprise des Oiseaux fait grincer notre actualité. Sans un peu de malaise contemporain, le rire ne prendrait pas et l’adresse aux spectateurs tomberait à plat. Lorsque Pistheraitos explique pourquoi il veut fuir Athènes, il dit : « nous souffrons d’une maladie contraire à celle de Sakas. Lui qui n’est pas citoyen d’Athènes est prêt à tout pour le devenir ». Mais qui connait Sakas ? Laetitia Bianchi traduit : « nous souffrons d’une maladie contraire à celles des migrants. Eux qui ne sont pas citoyens d’Athènes sont prêts à tout pour le devenir ». L’Athènes que fuient Evelpidès et Pistheraïtos, fermée au reste du monde, ressemble à nos capitales. En français contemporain, la pièce nous parle de notre malaise dans l’espace politique, de notre façon de ne pas faire « monde ». Plus loin, il sera question de « visa » et de « passeport ». Le délire consistant à élever des murailles autour de Coucou-les-Nuages pour mieux prélever des impôts sur l’odeur des fumées de sacrifice trouve, dans sa drôlerie improbable, de sombres échos dans les murailles contemporaines, dans la privatisation de tout espace naturel ou commun – de l’oikos (la maison) qu’on entend dans éco-logie. « Et donc, toi, comme ça, tranquille, tu traverses l’air des autres ? », demande Pisthetairos à Iris. Il n’est pas besoin de forcer le trait, juste de laisser la langue agir. De même, la mythographie flatteuse et manipulatrice de Pisthétairos (« vous êtes nos ancêtres ») et ses hyperboles (« plus anciens que la Terre elle-même ») a bien des résonances politiques.
L’élan des personnages vers les oiseaux et le bonheur touche aussi, dans un autre registre, une aspiration contemporaine ; celle qu’a si heureusement dépliée Marielle Macé dans Une pluie d’oiseaux. On ne partage évidemment pas la définition du bonheur d’Evelpidès et Pisthetairos qui deviennent d’affreux tyrans. Mais leur malaise initial, leur aspiration au bonheur, leur envie de se tourner vers les oiseaux, oui, on les partage. Nous n’avons pas, à eux, une relation univoque.
Pourtant, Les oiseaux offre plus de rire que de perspectives politiques ou morales. Coucouville-les-Nuages est un désastre politique. D’où vient alors qu’on perçoive dans cette pièce une telle sensation d’espace et une telle hospitalité ? Alors même qu’aucune cité utopique et heureuse ne s’y fonde ? La pièce d’Aristophane ne propose pas de solution et semble se méfier de toute forme d’édification, mais elle ouvre notre imaginaire parce qu’elle fait aussi place à la transcription poétiquement dépaysante des différents bruits d’oiseaux – et la préface de Laetitia Bianchi est à cet égard pleine d’érudition et de délicatesse. La pièce d’Aristophane écoute le monde avec la langue, si l’on peut dire. Elle entend aussi ses propres sonorités, elle joue de leur excès, elle accueille l’irrationnel de la langue, lui offre une scène. Elle ne nous offre pas un modèle tout fait, pas non plus exactement un horizon, mais une rare énergie, une rare capacité à se laisser traverser par des associations d’idées et leurs rebonds.
L’art sonore des Oiseaux n’est peut-être pas très éloigné de la vitalité des « calaveras » de Posada, que Laetitia Bianchi a magnifiquement contribué à faire connaitre en France. Re-traduire Les oiseaux aujourd’hui, c’est, peut-on supposer, se laisser traverser par cette énergie à la fois belle et carnavalesque et s’élancer, sans filet ou presque, dans la langue et le contemporain. Et l’on comprend alors que Laetitia Bianchi ait, dans une même énergie, retraduit Aristophane et fondé… une maison d’édition. Longue vie à Aristophane et ses oiseaux ! Oupoupoup tio tio ! Longue vie aux éditions Mexico !