Catherine Safonoff offre avec son nouveau récit, La fortune, un texte puissant et intransigeant. Sa lecture sonne d’heureuses retrouvailles avec la prose précise et ciselée de l’écrivaine suisse dont Reconnaissances nous avait particulièrement touchée. La reparution de son premier roman, La part d’Esmé, est aussi l’occasion de s’immerger dans les eaux profondes de la vérité humaine que chaque livre tente d’atteindre. Cette immersion à laquelle toute cette œuvre nous invite, par sa subtilité et sa finesse, témoigne de sa passion dans une écriture qui ne déborde pourtant jamais, et exige de son lecteur une lecture tout aussi passionnée.
Dans La fortune, une femme, écrivaine, âgée, raconte comment elle est obligée de quitter la maison dans laquelle elle habite depuis plus de vingt-cinq ans, maison qui appartenait à son ex-mari et père de ses deux filles, et comment elle doit aller vivre chez sa fille aînée et son compagnon, en pleine campagne, en « France voisine ». La narratrice, qui ressemble évidemment sur de nombreux points à Catherine Safonoff, devient dépendante de ses hôtes, de ses voisins, ce qui la rend particulièrement malheureuse. Peu après son déménagement imposé, elle subit un accident cardiaque (est-ce son cœur qui se brise de chagrin ? difficile de ne pas y penser) qui la fragilise et renforce encore sa vulnérabilité et sa solitude.
À partir de cette déchirante expérience de déracinement, la narratrice revient sur certains épisodes majeurs de sa vie de jeune femme, mais aussi d’enfant. Autant de moments qui sont saisis dans l’écriture exacte de Catherine Safonoff, soucieuse de restituer au lecteur avec la plus grande justesse la manière dont ces événements sont vécus, et reviennent à la mémoire. L’acuité de son regard (comme celui de sa narratrice) lui permet de voir bien au-delà de ce que le commun des mortels peut distinguer, autant dans son passé que dans son présent. On notera par exemple comment, au début du récit qui s’ouvre sur son déménagement, sa fille et son compagnon, tenant leur chienne dans leurs bras, se transforment en tableau, véritable vision, qui « rassemble et fixe en une seule seconde ce matin du 11 juin – et cette goutte de temps reflète peut-être toutes les secondes manquantes de [s]a vie ». Alors que les capacités du corps diminuent, alors qu’elle entend moins bien, qu’elle voit moins bien, qu’elle ne marche plus aussi loin qu’elle le désirerait, entravée par de grands axes routiers qui quadrillent le territoire, la narratrice cherche inlassablement dans l’écriture la puissance de la langue qui dit vrai.
Le récit, on l’aura compris, va bien au-delà de cette situation matérielle initiale difficile, sans jamais pourtant la minimiser. Il invite à réfléchir à la manière dont les relations de pouvoir s’immiscent dans les recoins les plus intimes de chaque existence. La propriété de l’ex-époux n’est pas seulement celle de la maison, c’est aussi celle de la famille, des êtres. Alors que B. vient chercher la narratrice à l’hôpital en voiture, celle-ci, considérablement affaiblie par son accident cardiaque, effrayée par la vitesse avec laquelle il conduit, mais résignée à ne rien réclamer, fait ce constat : « À vrai dire, que je sois une vraie détraquée ne lui aurait pas déplu – pourvu que je reste sienne, que je revienne lui demander asile ou pardon, pourvu que je me constitue sa prisonnière. » Mais la narratrice n’a jamais consenti à être la propriété de qui que ce soit. Marthe, la nouvelle épouse, lui rappelle qu’elle, au moins, a « claqué la porte ». Que paye la narratrice dans La fortune ? Pas seulement l’occupation gratuite pendant plus de deux décennies d’une maison qui ne lui appartenait pas. Ce qu’elle paye est bien plutôt son désir vital de liberté. Et ça coûte une fortune, surtout lorsqu’on est une femme !
La liberté qu’elle affirme avec force comme principe – mais qui se réduit à presque rien, cantonnée qu’elle est désormais à une vie de quasi-captive – animait déjà Esmé, le personnage principal du premier roman de Catherine Safonoff. Si les deux textes se distinguent franchement par leur forme, La part d’Esmé faisant la part belle au romanesque, ils sont intimement liés par le problème qu’ils posent chacun à sa manière, celui de la liberté et de l’écriture. Esmé claque elle aussi la porte, laisse le roi Canouille et ses deux filles – dont elle continue pourtant à s’occuper avec un amour passionné – pour le beau et mystérieux Lancelot, et aspire à autre chose, se fiant peut-être elle aussi à la Roue de Fortune… Magistral personnage de femme qui se débat dans ce désir de fuir, sans aucune lâcheté ni concession avec elle-même, mais avec au contraire un courage sublime, Esmé ouvre le bal des livres qui vont suivre.
C’est bel et bien dans l’écriture que la question du pouvoir se règle, et si règlement de compte il y a dans La fortune, il se situe au-delà d’une simple dispute entre ex-conjoints. Il s’agit d’un compte qu’on doit d’abord régler avec soi-même, celui que la narratrice a le courage de porter dans l’écriture, parce que seule l’écriture possède le pouvoir de s’y confronter vraiment. Elle décrit minutieusement les relations familiales, réfléchit à ce que cela signifie écrire, auprès des siens et sur les siens. L’écriture enclenche peut-être une nouvelle appropriation, réponse à l’expropriation, et manifeste alors l’exercice d’un pouvoir plus subtil mais non moins puissant, celui qu’elle s’arroge comme écrivaine. Catherine Safonoff écrivait dans Le mineur et le canari (Zoé, 2012) : « Ce que par leur long conflit mes parents ont faussé, tordu, entre eux et en moi, c’est la langue. Silence, soumission apparente de ma mère, langage brutal de mon père – il ne se disait pas un mot de propre dans cette maison. Je n’ai jamais écrit que pour me frayer un chemin entre l’absentement de ma mère et la violence de mon père. »
Le silence de vaincue de la mère est le signe d’une secrète supériorité face à la brutalité paternelle, et c’est bel et bien par cette langue née dans cet interstice entre silence et violence que La fortune peut régler un compte. Cette langue que l’auteure travaille sans relâche, feuillet après feuillet, réussit cet exploit qui consiste à atteindre ce qu’il y a de primitif en chacun d’entre nous, sans pour autant trahir le moindre secret : « écrire ne doit pas, d’ailleurs ne le peut, fracturer l’essentiel, le trivial et vital secret d’autrui ». C’est là la richesse de ce nouveau récit de Catherine Safonoff qui, une fois encore, touche le lecteur en plein cœur.