Du gazole plein les dents

Dans une société précaire, stagnante, bloquée dans le présent, seul bouge le prix du gazole, à la hausse. Entre pénurie et gaspillage, angoisse et hédonisme, dans la marge et la défonce, les protagonistes de Pipeline ne peuvent qu’attendre en courant sur place, dépenser de l’énergie pour ne pas se figer eux non plus. Grâce à une langue à la poésie tordue, réorientée, coudée comme un tuyau, ce premier roman de Rachel M. Cholz raconte comment quelques zonards trouvent dans le pétrole le moyen d’eux aussi consommer, s’enrichir, polluer et jouir. Mais, pour les pauvres, ce n’est que temporaire : Pipeline représente avec fougue l’essence du capitalisme crépusculaire.

Rachel M. Cholz | Pipeline. Seuil, 224 p., 19 €

Lorsque la narratrice rencontre Alix, il lui demande de but en blanc : « T’as déjà mangé de la boue ? » Elle n’en mangera pas, mais elle avalera du gazole, car Alix s’en sort en siphonnant les réservoirs des engins de chantier et les camions. C’est pour les protagonistes littéralement le moyen de gagner leur vie : de se sentir vivant, de donner sens à des existences qui sinon dérivent entre gueule de bois, colocations, squats et vide des poumons et de la tête. Ils circulent en marge, dans les friches urbaines où, de chantier naval en garage de banlieue, d’entrepôt en « hôtels miteux », tout le roman se déroule : « C’est la zone industrielle, c’est les pylônes qui fondront plus loin sur les terrains vagues, c’est le béton brut et les magasins discount, c’est les voitures sans essence et les oreilles qui se collent aux enceintes ».

Siphonner l’essence est un acte de survie dans la crise qu’on sent nimber ces périphéries, mais pas seulement : « Y a mon cœur qui tapine. Une excitation, la même qu’une frontière à passer ». Le danger est réel : à cause des flics, des concurrents puisque, « comme l’essence coûte plus cher, le mot siphonner connaît un pic de recherches sur Internet », et des volés qui se vengent salement. Mais siphonner du carburant devient pour la narratrice et Alix un art de vivre, une petite entreprise en expansion qui passe des camions aux péniches et enfin au pipeline, dans une maîtrise technique qui s’épanouit en descriptions précises de la distillation du fioul rouge, de la façon de remplir une péniche surélevée ou de la pose d’un robinet sur un oléoduc.

La langue de Rachel M. Cholz suit les diagonales de ses personnages. Nerveuse, elle se décale, pivote parfois autour de la syntaxe, devient poème hoquetant, bouillonne comme le pétrole dans un tuyau trop étroit. Elle dit l’effervescence de l’énergie qui tourne en rond, ne sait comment sortir, sinon en un geyser.

Rachel M. Cholz, Pipeline
Barils d’essence © CC BY 4.0/Ayolt de Roos/Flickr

Aspirer, transporter, livrer les bidons comme s’ils leur brûlaient les doigts – ce sont des preuves potentielles –, permet aux personnages de ne pas s’arrêter, ce qui est essentiel car « quand c’est immobile ça s’entasse. Quand c’est immobile ça panique et ça parle, et ça crée un autre flux bien plus connu : celui de la rumeur ». Si les protagonistes évoluent, ce n’est pas le cas de la société autour d’eux. Pour ne pas se laisser lentement écraser, ils doivent bouger. Ce n’est pas un hasard si, au début du roman, ils se cachent de la police dans une fête d’entreprise où, sur le dance floor, « on se prend quelques coudes, on en profite pour essuyer furtivement nos bouches sur les épaules. Camoufler cette haleine qui nous colle encore aux joues. Tout le monde pue un peu la panne maintenant ». Et le livre se termine sur une rave party. On bouge sur place. Il n’y a pas d’avenir, pas de destination dans Pipeline. Seulement l’attente que le prix du gazole atteigne un niveau insupportable. Qu’il n’y ait plus d’essence dans aucun réservoir, que la catastrophe soit irrémédiable. D’où sans doute la colère qui ronge Alix.

À l’instar d’autres romans récemment parus, Pipeline attrape un certain air du temps. Comme la boue dans Bain de boue d’Ars O’, les charognes démembrées d’Aliène de Phoebe Hadjimarkos Clarke ou les corps naturalisés dans L’apparence du vivant de Charlotte Bourlard, l’essence devient l’incarnation matérielle d’un système qui n’a rien d’autre à offrir.

Le pétrole file la métaphore de l’état du monde, « ce gras donne envie car ce gras réchauffe et défonce ». Une addiction qui nourrit et détruit en même temps : « Boire l’essence sans la boire, ça nous imbibe et nous blesse ». Sale et précieux, richesse et souillure, le pétrole, « ithyphalle de l’anthropocène », dans la société capitaliste, porte le sens : « L’essence inscrit ; peu importe si c’est de la survivance, du vol ou de la flagrance ». De ce cul-de-sac, Alix est le prophète aveugle, « addict » à brûler en continu puisque « le bonheur le plus vif exigera forcément sa fin ». D’ici là, on ne peut que percer, ouvrir, éjecter.

Rachel M. Cholz a su trouver le combustible pour nourrir un premier roman ardent, juste, en équilibre sur le flux et l’entropie pour donner vie aux contradictions de l’Anthropocène.


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.