Un fétiche d’aujourd’hui

Après L’étrange mémoire de Rosa Masur et Lucia et l’âme russe (traduit par Carole Fily, Métailié, 2018), l’écrivain autrichien d’origine russe Vladimir Vertlib continue d’observer les petites gens en délicatesse avec l’histoire du monde. Mais cette fois, nous sommes au cœur de l’actualité : Un zèbre dans la guerre est sorti en allemand début 2022, au moment même où les troupes russes attaquaient le territoire ukrainien.

Vladimir Vertlib  | Un zèbre dans la guerre . Trad. de l’allemand (Autriche) par Carole Fily. Métailié, 256 p., 22 €

Le fracas des tirs, les lumières scintillantes qui illuminent la nuit, le sol qui tremble : ce n’est pas la colère de Zeus qui « n’existe que dans les livres pour enfants », c’est une pluie de missiles sur une jolie petite ville côtière, quelque part au sud-est de l’Europe, peut-être au bord de la mer Noire, de la mer d’Azov ou même de l’Adriatique, là où l’Orient et l’Occident depuis des temps immémoriaux se rejoignent pour le meilleur et surtout pour le pire. L’alerte passe, la vie reprend.

Vladimir Vertlib a bourlingué sur les chemins de l’exil avec sa famille avant de s’installer définitivement en Autriche, et de compter aujourd’hui parmi les grands auteurs de ce pays. La France le découvre peu à peu, grâce aux éditions Métailié et à la traductrice Carole Fily (primée en 2017 pour sa traduction de L’étrange mémoire de Rosa Masur). Lui qui avait jusqu’ici mêlé ses héros aux catastrophes provoquées par le nazisme et par le communisme semble bien avoir dans ce roman senti ou anticipé ce que les deux dernières années offrent de pire en fait de violence, au fil des images diffusées à profusion par les chaînes d’information en continu : le retour en Europe même de tout ce qu’on croyait définitivement relégué au musée des horreurs passées, les villes bombardées, les populations civiles terrorisées et martyrisées, la solidarité humaine évincée au profit de l’instinct de survie.

Dans l’ombre des abris où l’on se terre, les visages déformés par l’effroi rappellent irrésistiblement à Paul Sarianidis, le héros du roman, les tableaux où Goya peignit jadis pour l’éternité la douleur devant la souffrance et la mort. La petite ville, jamais nommée, aurait pu devenir une « perle du tourisme » si elle n’était l’enjeu de durs combats, comme le furent jadis Dubrovnik ou Sarajevo, et aujourd’hui Marioupol ou Odessa. Le confinement dû au covid aurait-il préparé le terrain en changeant les rapports entre les hommes, inaugurant une nouvelle époque « où les honnêtes gens perdent la raison et deviennent des assassins » ?

Nous sommes dans une région où les populations se sont mélangées, Paul qui porte un nom à consonance grecque ne parle pas cette langue. Ingénieur dans l’aéronautique mis au chômage technique en raison des bombardements, il vit avec sa femme, Flora, sa fille Lena et sa mère, Eva, dans un bel appartement qu’il a pour leur malheur à tous refusé de quitter alors qu’il en était encore temps. Comme c’est l’usage désormais, la guerre qui fait rage ne dit pas son nom et se présente comme une « opération de police élargie », opposant les forces gouvernementales aux rebelles baptisés « terroristes » qui, eux, s’autoproclament « combattants de la liberté » et vont conquérir et administrer la cité avant d’en être chassés à la fin du roman.

Un rôle-clef revient dans cette fable tellement réelle – et, hélas ! universelle – aux réseaux sociaux, au flot d’échanges électroniques qui permet aux uns de déverser sous couvert d’anonymat leur haine et leurs insultes, aux autres de manipuler l’opinion et de contrôler la population. Oubliant qu’« Internet qui se souvient de tout est aussi implacable que les humains », Paul se laisse aller à invectiver sur la toile l’homme qui, par malheur pour lui, devient le généralissime du nouveau pouvoir… Lorsque celui-ci le fait arrêter, l’interroge et le menace, il perd instantanément courage et dignité et, comme dans une farce rabelaisienne, mais en mode sinistre, il se compisse abondamment sous le regard d’une caméra qui filme la scène. La vidéo, mise immédiatement en ligne, comptabilise en un éclair des milliers de vues, et voilà Paul devenu la risée de tous, pour sa plus grande honte et celle de sa famille.

Vladimir Vertlib Un zèbre dans la guerre
« La maison grise », Marc Chagall (Détail)(1917) © CC0/WikiCommons

Il ne reste à Vladimir Vertlib qu’à dépeindre les mésaventures du malheureux « pisseur », alliant le sérieux qu’impose la description de la guerre et ses dangers quotidiens à la bouffonnerie de certaines situations, tel ce moment où Paul se trouve précipité dans une poubelle en compagnie d’une directrice de théâtre avant d’être remis en liberté – ce qui, note la dame, « est tout de même un progrès ! ». Ou cet autre passage où un journaliste autrichien (avatar de Vertlib dans son propre texte ?) est mangé tout cru par un crocodile ! Quelques piques aussi émaillent le texte, lorsque l’Allemagne par exemple est désignée comme « le pays de l’arrogance grossière et de l’indélicatesse, où les étrangers ne sont plus aussi bien accueillis que par le passé ». Et l’auteur n’aurait garde d’oublier un fléau que l’on croyait à tort moribond dans les sociétés modernes : l’antisémitisme, qu’il traite volontiers dans l’esprit de ce qu’on qualifie d’humour juif : « La révolution dévore ses enfants. Mais les enfants juifs toujours avant les autres. » Les rafles et les déportations perpétrées en Europe au siècle dernier pourraient-elles recommencer ?

Paul, soudain obnubilé par le besoin de « faire ce qui est juste », voit dans cette menace l’occasion de se racheter, de se dépouiller de l’image grotesque du pisseur qui lui colle à la peau pour enfin reconquérir l’estime des siens. Son intervention courageuse en faveur d’un vieux couple de juifs arrêté par les nouveaux maîtres le réhabilite à ses propres yeux comme à ceux de ses contemporains qui n’ont pas perdu tout espoir en l’humanité, et le fait enfin repasser « de triste sire à homme d’honneur ». Mais le roman s’achève sur un avenir plus qu’incertain : Paul retrouvera-t-il vraiment sa place dans la famille et dans la société ? Le calme succédera-t-il à la défaite des rebelles ? Il convient de laisser au lecteur le soin de le découvrir. 

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Et le zèbre dans tout ça ? Il paraît au début de la seconde partie, errant nonchalamment dans la ville mitraillée. Échappé du zoo dont les clôtures sont détruites, il bouscule parfois les hommes, suscitant à peine l’étonnement avant qu’un soldat finisse par le mettre en joue. Cette apparition aussi incongrue que celle du premier rhinocéros dans la pièce éponyme d’Eugène Ionesco est autant source d’inquiétude que de plaisanterie : la robe du zèbre commence-t-elle par une bande blanche ou par une bande noire ? Et quand on lit plus loin que « dans un monde en noir et blanc, un zèbre devient un fétiche », cela suffit-il à justifier sa présence dans le récit, comme possible symbole de l’équilibre et de la liberté perdus ? On se doit de remarquer que dans les pays de langue allemande, un passage pour piétons se dit Zebrastreifen, « bandes zébrées ». L’auteur aurait-il eu l’idée facétieuse de donner forme animale aux bandes noires et blanches de la chaussée ? Le zèbre, il est vrai, semble avoir tout pour plaire en ce moment, puisqu’un autre auteur allemand, Florian Wacker, vient de publier un roman intitulé Zèbres dans la neige (Zebras im Schnee).

D’Ésope à Kafka ou à Orwell, le zèbre de Vertlib a été évidemment précédé en littérature par quantité d’autres animaux. Mais celui-ci n’a rien d’anthropomorphique, il ne parle pas, il ne fait rien d’autre que d’imposer sa présence absurde au milieu des maisons bombardées, et quand on le retrouve brièvement attelé à une charrette dans laquelle est assis un saxophoniste (!), on songe plutôt à un tableau de Marc Chagall ou à un spectacle de rue !

Pour sérieux que soit le roman, il joue donc sur plusieurs registres, évite toute gravité, passe de la réalité la plus tangible à l’imagination la plus folle. Le langage se réfère autant à celui des trolls férus d’informatique qu’à l’héritage du fantastique et de l’absurde : un collage étonnant (détonant ?) qui pousse le lecteur hors des sentiers battus, dans un monde qui pourtant est bien le nôtre, un monde où réel et virtuel se mélangent, où les images se font trompeuses, où les mots écrits ou parlés peuvent désormais sortir d’une machine. À l’heure où l’on fait appel à son portable pour la moindre question ou difficulté, est-il si absurde d’imaginer, comme le fait Vladimir Vertlib, une application qui permettrait de traverser un champ de mines avec 85 % de chances de réussite ?

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