Un monde de signes contradictoires

La Comédie-Française redonne pour la première fois Macbeth depuis la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, créée en 1985 dans la Cour d’honneur d’Avignon. C’est le deuxième spectacle de Silvia Costa avec la troupe du Français après Mémoire de fille, adapté du roman autobiographique d’Annie Ernaux.

William Shakespeare | Macbeth. Adaptation et mise en scène de Silvia Costa. Comédie-Française, 26 mars-20 juillet 2024

Yves Bonnefoy estimait qu’on devrait jouer Shakespeare dans le noir. Sans doute aurait-il eu plaisir à entendre son magnifique texte – ce qu’il en reste – dans la pénombre ensorcelée de la salle Richelieu. Ceux qui auront comme moi le sentiment de n’avoir vu qu’une faible partie du spectacle pourront se consoler avec la version filmée, en salle à partir du 25 avril. 

Ceux qui croient dur comme fer aux pouvoirs maléfiques de Macbeth préfèrent l’appeler la pièce écossaise, et citent les nombreuses catastrophes qu’on lui impute, la plupart inventées par l’écrivain et chroniqueur Max Beerbohm, qui avouait s’ennuyer souvent au théâtre. Pour Jean-Pierre Vincent, elle méritait amplement sa mauvaise réputation. Fidèle à la légende urbaine, la critique avait salué sa création à Avignon comme « Une nuit maudite pour une pièce maudite », un naufrage orchestré par le mistral qui faisait voler couronne et manteaux. La reprise salle Richelieu, à l’abri des intempéries, a été mieux accueillie, sans soulever l’enthousiasme. En France, après Jean Vilar, la pièce n’a guère connu de succès mémorables sur scène. Les images imprimées dans les mémoires sont surtout celles des peintres, Füssli, Blake, Delacroix, Gustave Moreau, et des cinéastes, Orson Welles, Kurosawa, Joel Coen.

À l’ouverture de la pièce, la Lady Macbeth de Silvia Costa (Julie Sicard) se tient assise sous un portrait de son mari, dissimulée derrière une longue chevelure dont elle arrache des mèches par poignées. Écho, ou simple coïncidence ? « Le diable est une affaire personnelle… Quand il passe la main dans ses cheveux, tous les cheveux restent dans sa main… » C’est ainsi que Noam Morgensztern, l’interprète du rôle-titre, décrit dans un roman paru au début des répétitions la maladie auto-immune dont il souffre, « une maladie qui n’existe pas, mais par laquelle le corps croit tellement être contaminé qu’il s’épuise et se détruit à soigner ce rien [1] ».

Macbeth, Adaptation et mise en scène de Silvia Costa
Macbeth (Noam Morgensztern) et Banquo (Clément Bresson), Macbeth, salle Richelieu, mars 2024 © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Silvia Costa s’exprime comme l’oracle, par signes ambigus. Devant la beauté inventive de la dramaturgie, on se dit que l’ancienne assistante de Romeo Castellucci a été à bonne école. La façade gothique, les mouvements chorégraphiés, les nuances sonores créent des moments envoûtants, dont la portée symbolique ouvre à la libre interprétation. Le motif du cercle revient plusieurs fois, portrait tournoyant lardé de coups de couteau, grande couronne qui surplombe Macbeth puis l’enferme telle la roue de la fortune ou la roue d’un hamster, vortex de tuniques blanches suspendues à des perches manipulées par les sorcières. Elles rôdent en permanence autour des personnages, les conduisent au crime, revêtent Lady Macbeth d’une robe maculée de sang comme les leurs. 

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L’adaptation retient cinq personnages principaux, plus trois sorcières qui sont aussi les assassins de Banquo, et modifie l’ordre des scènes. Le récit de la bataille et des prouesses de Macbeth vient après sa rencontre sur la lande avec les sorcières. Ainsi, au lieu de l’informer d’une nouvelle que le public connaît déjà – le roi l’a nommé baron de Cawdor –, elles semblent d’authentiques prophétesses. Lady Macbeth a déjà reçu et lu à voix haute la lettre où il lui narre l’épisode. Désormais, c’est elle qui prend le pouvoir sur son époux et dirige les opérations. Macbeth devra attendre qu’elle sombre dans la folie pour donner plus ample mesure à son pouvoir de nuisance. À la fin, Macduff le terrasse en pointant le doigt sur son front. Couché sous une rangée de tringles métalliques, Macbeth hurle et trépigne de frustration. Les sœurs fatales déposent auprès de son corps un poupon en celluloïd et quittent la scène en proférant un dernier maléfice.

Les protagonistes se meuvent dans un univers intemporel, sans références politiques ou historiques, creusé de longs silences. Lourds de sens, oui et non. Ici on pense à Peter Brook expliquant à ses acteurs que le texte shakespearien déploie tout ce qui dans la réalité ordinaire s’exprime autrement que par des mots, dans les gestes, les silences, les expressions du visage. Et pendant ces pauses on se dit qu’on préférerait entendre les mots du poète plutôt que tenter vainement de déchiffrer leur mutisme. Mystérieuse aussi, l’inscription sur la grande couronne. Les cinq mots lisibles, ANTE FACIEM TUAM IBI MORS, figurent dans une foule de textes, ésotériques ou chrétiens. À l’origine, la formule vient de la prière d’Habacuc, un des douze prophètes mineurs de la Bible, qui s’incline devant la justice de Dieu : « Ante faciem ejus ibi mors », la mort fuira devant la face du Seigneur, mais les termes varient selon qu’ils sont repris par Alain de Lille, Cornelius Agrippa ou Bernard de Clairvaux. 

Les autres symboles sont tout aussi ambivalents, façon de souligner l’énigme d’un monde où chaque signe peut se retourner en son contraire, telles les tuniques blanches manipulées par les sorcières, celle qu’elles font endosser à Lady Macbeth, mais aussi la robe d’un Macduff aux allures de Christ, jusqu’à son geste messianique final. Les petites cellules fermées de rideaux sur la façade gothique évoquent tour à tour la chambre du régicide, un confessionnal, un petit théâtre de marionnettes quand tous les acteurs disponibles se pressent autour du spectre de Banquo pour représenter la scène du banquet. Hors sujet, sans surprise, l’institution monarchique, les souffrances de l’Écosse livrée au pouvoir corrupteur d’un tyran, mais aussi le réveil de la nature. La forêt en marche est réduite à la brève apparition d’une branche feuillue à l’une des fenêtres. Pourtant, selon Silvia Costa, la pièce offrirait une critique forte de l’Anthropocène, « pensée qui, en plaçant l’humain au centre du monde, a contribué à légitimer la domination des êtres et la destruction du vivant ». Elle dit par ailleurs avoir été fascinée par l’omniprésence de l’irrationnel dans cette œuvre, « les sorcières, le surnaturel, le mal, toute cette part de mystère qu’on ne peut résoudre ». Mais c’est seulement dans la vision bornée, sans perspective d’avenir, de Macbeth que la vie est un conte narré par un idiot. Il s’est laissé tromper par un leurre, une « prophétie » qui lui apprend une chose déjà connue du public, et une qui dépend de sa propre initiative, il sera roi s’il est prêt à tuer pour s’emparer de la couronne. 

Macbeth, Adaptation et mise en scène de Silvia Costa
Macbeth (Noam Morgensztern) et Macduff (Pierre Louis-Calixte), Macbeth, salle Richelieu, mars 2024 © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Difficile de suivre l’action si on ne connaît pas la pièce, et si on la connaît l’adaptation a de quoi désorienter. Lady Macbeth fait plus qu’encourager Macbeth au meurtre, elle s’empare d’une partie de son rôle et de ses tirades, commande l’assassinat de Banquo. Il se baigne plusieurs fois le visage dans un seau de sang tandis qu’elle se lave les mains. Lorsqu’elle annonce à son mari qu’elle est enceinte, il se cache la tête sous sa robe et régresse au stade prénatal. Hallucination, là encore, car toute l’action se déroule dans leur univers mental. Les enfants de Duncan sont effacés, ceux de Lady Macduff n’apparaissent jamais et sont liquidés en deux lignes. Soit deux leitmotive récurrents au théâtre, la montée en puissance des femmes du répertoire shakespearien, et l’enfant fantasmé, un concentré de l’angoisse de stérilité. Les références historiques ont été évacuées « pour isoler des champs de force, notamment la complexité avec laquelle le masculin et le féminin circulent dans le couple Macbeth ». 

Après le colour blind casting, le gender blind casting s’est banalisé au théâtre, offrant aux actrices la possibilité de jouer des rôles d’homme souvent plus valorisants. Il se double d’un symptôme plus pernicieux, et contradictoire, la montée des revendications exigeant de réserver les rôles à ceux qui les vivent dans la réalité, des combats pour de bonnes causes dont la logique peut aller jusqu’à l’absurde. Le testament de Denys Arcand, satire au vitriol de cette dérive dont le Kanata de son ami Robert Lepage venait de faire les frais, lui a valu les foudres du journal Le Monde pour son anti-wokisme sénile. Au Globe de Londres, Michelle Terry a suscité cet hiver une polémique en s’attribuant le rôle de Richard III, non parce qu’elle est une femme, mais parce que, selon la Disabled Artist Alliance, il devrait être réservé à un acteur handicapé. Heureusement, d’aucuns s’appliquent à leur ouvrir plus largement la distribution sans les confiner dans leur handicap, comme le bouleversant Hamlet de l’artiste péruvienne Chela De Ferrari, interprété par huit acteurs atteints de trisomie. Elle sera à Avignon cet été, avec des artistes mal voyants qui joueront La gaviota, adaptée de La mouette de Tchekhov.

Nous n’en sommes pas encore au stade où le système des quotas l’emporte sur le geste artistique d’un créateur, mais une autre tendance s’affirme, la relecture des classiques par une féminisation de personnages masculins. Ivo van Hove dans The Roman Plays métamorphosait l’empereur Auguste en Augusta, au motif qu’aujourd’hui les femmes occupent des rôles de premier plan à la tête d’entreprises, alors pourquoi pas empereur romain ? Tout dernièrement, devenue la reine Thésée dans Le songe d’une nuit d’été d’Emmanuel Demarcy-Mota, la fiancée du duc d’Athènes prononçait à sa place la tirade la plus misogyne de toute la pièce, tandis que Christiane Jatahy faisait de Hamlet une femme mûre d’aujourd’hui en butte à la violence et l’hypocrisie d’une société patriarcale. Le théâtre a ceci de bon qu’il permet toutes les expériences, parfois vaines quand le metteur en scène s’est cru plus malin, ou plus moderne, ou plus moral que l’auteur en réécrivant sa pièce, parfois éclairant d’un regard neuf nos préjugés, avec toujours à l’horizon l’espoir d’un nouvel Orlando.


[1] Noam Morgenstzern, Après la peau, Riveneuve, 2024.

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