Cinéma et business

Dans Le cinéma, 50 ans de passion, Nicolas Seydoux retrace avec autant de précision que d’honnêteté son parcours personnel et professionnel de patron de la société cinématographique Gaumont, depuis les influences et héritages reçus dans son enfance jusqu’à ses derniers engagements en faveur de la culture.

Nicolas Seydoux | Le cinéma, 50 ans de passion. Gallimard, 451 p., 27 €

Voici un livre qui pourrait bien être une autobiographie, ou alors un essai sur l’économie du cinéma, des mémoires, une monographie d’entreprise, une galerie de portraits, une série de rapports de mission ou d’activité… ou peut-être tout cela à la fois. Dans un ouvrage dense et volumineux, Nicolas Seydoux fait le récit de ses cinquante ans de passion du cinéma. De son enfance et de sa vie de jeune adulte, il garde de son grand-père, à l’origine de l’empire Schlumberger, un souvenir empli d’une grande affection. Il y hérite de valeurs protestantes, du travail bien fait, du goût de l’entreprenariat et du risque, qui, à n’en pas douter, lui ouvriront la voie vers l’industrie. Et vers l’industrie cinématographique, particulièrement.

Le cinéma lui a été inoculé très jeune en effet. Il doit à sa grand-mère, Jeanne Schlumberger, la découverte du cinéma. Il raconte comment à sept ans il assiste à une projection de La Belle et la Bête de Jean Cocteau dans une salle de la gare Saint-Lazare à Paris où sa grand-mère l’avait emmené. Plus tard, il sera séduit par Tatiana Samoïlova dans Quand passent les cigognes, du Soviétique Mikhaïl Kalatozov. L’inoculation réussit. Le virus-cinéma s’installe dans ses veines et ne le quittera plus. La branche paternelle des Seydoux, elle aussi de tradition protestante, rejoint l’empire Schlumberger, renforçant ainsi le déterminisme industriel de Nicolas Seydoux. Après des études de droit et sciences politiques, il exerce quelques responsabilités dans des entreprises industrielles et financières puis rejoint Gaumont en 1974. Nicolas Seydoux portera désormais deux casquettes : homme de cinéma et homme d’affaires.

Homme de cinéma, assurément. Chez Gaumont… ça tombe sous le sens. Car Gaumont est une filiale de Cinepar que contrôle Schlumberger. Déjà, lors de son séjour à New York, Nicolas Seydoux s’était forgé des idées bien claires sur le cinéma. « À New York, écrit-il, j’ai compris une chose fondamentale : pour que l’éventuel spectateur sorte de chez lui, il n’y a qu’une solution, lui offrir des conditions de projection qu’il n’a pas et ne pourra jamais avoir à domicile ». Tout au long de sa carrière, il n’aura de cesse de les mettre en œuvre dans les salles qu’il construira ou qu’il rénovera. À plusieurs reprises, Nicolas Seydoux reviendra sur ses conceptions du cinéma. Il ne veut pas opposer « cinéma de réflexion et cinéma de divertissement ». Il évoque Michel Audiard qui « réconcilie le populo et l’aristo ». De la même façon, il n’aime pas la distinction que fait la Nouvelle Vague entre le cinéma d’auteur et le cinéma populaire, que Daniel Toscan du Plantier cherchait justement à faire cohabiter. « C’est comme si le cinéma populaire n’avait pas d’auteur »assène-t-il. Le cinéma, pour lui, « c’est d’abord un lieu où l’émotion est partagée par le plus grand nombre… ».

Dans la pratique et tout au long de ses responsabilités à la tête de Gaumont, Nicolas Seydoux s’est montré homme de terrain. Il s’implique dans les réalisations. Il lit les scénarios. Il part avec les équipes techniques en repérage. Il assiste aux prises de vue. Sa complicité avec le producteur Jean Poiré était légendaire. Près de la moitié de ses films ont été produits sous la présidence de Nicolas Seydoux. On lui doit des succès comme par exemple La gifle de Claude Pinoteau avec Lino Ventura et la toute jeune Isabelle Adjani. Il rencontre également les comédiens qu’il estime, qu’il admire et qu’il affectionne et qui ont fait rayonner la Gaumont. C’est lui qui impose à Gérard Oury Jean Paul Belmondo pour L’As des as. Il partageait le sens de l’humour avec de nombreux comédiens et artistes tels Claude Pinoteau, Georges Lautner, Michel Boujenah, Valérie Lemercier… Pour Nicolas Seydoux, « le sens de l’humour consiste à se moquer de soi-même plutôt que des autres. L’autodérision est le point le plus haut de l’humour ». Il l’écrit à propos du producteur Alain Sarde qui, alors qu’il s’étonnait de le trouver bien amaigri, lui répondit : « J’ai mis ma photo dans le frigidaire ; chaque fois que je l’ouvre, elle me fait peur et je le referme… ». Mais, apparemment, l’entourage de Nicolas Seydoux ne lui trouvait pas toujours cette caractéristique. Daniel Toscan du Plantier, son ami le plus intime ne disait-il pas de lui qu’il était « un besogneux rasoir… ». Certes, c’est un bûcheur. Toute sa culture cinématographique, il la doit à Henri Langlois, le légendaire patron de la Cinémathèque. Et il doit à Jean-Luc Godard le soutien et la confiance que le cinéaste a pu lui accorder dans les moments difficiles de Gaumont.

Nicolas Seydoux, Le cinéma, 50 ans de passion
Film © CC BY 4.0/iyoupapa/Flickr

Bûcheur, effectivement, Nicolas Seydoux l’était. Mais il était aussi un patron entrepreneur, innovant et au goût du risque prononcé. Son implication dans la création artistique ne l’empêchait pas de diriger Gaumont avec fermeté et conviction, mais aussi avec honnêteté et prudence et parfois hélas avec un certain manque de perspicacité.

Pour Gaumont, Nicolas Seydoux était favorable au statut de société cotée qui impose des contraintes de transparence et de contrôle, ce qui pour lui correspondait bien aux valeurs morales qu’il avait héritées des Schlumberger.

En tant que « manager », il veut faire en sorte que les salariés aient le sentiment d’appartenir à une équipe soudée et ambitieuse, attachée à la marque Gaumont. C’est d’ailleurs pour renforcer l’image de l’entreprise qu’il crée en 1982 le musée Gaumont. Alors même qu’il cherche à favoriser un tel état d’esprit d’appartenance – inaugure-t-il ainsi un mode de management participatif ? –, il reste vigilant et pointilleux sur la rentabilité de l’entreprise. En 1972, il vendait le Gaumont Palace – le navire amiral de ses cinémas – dont le nombre de spectateurs ne cessait de chuter.

Le redressement, la rénovation, la réorganisation et la rentabilité guidaient en permanence ses décisions. Daniel Toscan du Plantier, qu’il avait débauché de chez Publicis en 1975, bien que son meilleur ami, fera les frais de ses choix : « Ce ne fut pas les films enfantés par Daniel qui m’obligèrent à me séparer de lui, mais son incapacité à circonvenir les pertes (à l’international)… » et plus loin Nicolas Seydoux ajoute : « ma décision était une décision de gestion », car les résultats des restructurations de Gaumont n’étaient pas au rendez-vous. Soucieux de performances financières, Nicolas Seydoux a pu montrer ses capacités de stratège, doublées de la nécessité de l’action sur le terrain. Dans un chapitre de plus de vingt pages, peut-être un peu fastidieux, il décrit son « Tour de France des cinémas » durant la décennie 1976/1986. Il y expose sa stratégie d’implantation ou de transformation de cinémas Gaumont en « complexes » qu’il préfère appeler, à juste titre, « multisalles ». Il faut, explique-t-il, s’installer dans une ville moyenne « cinématographique » avec un petit projet et développer des « projets plus ambitieux dans des villes industrielles et peu cinéphiles ». Sa route va le conduire dans plusieurs villes de France, avec comme seul critère le choix de l’emplacement. « Dans le commerce, dit-il, il y a trois critères importants : l’emplacement, l’emplacement, l’emplacement ». D’une façon générale, l’augmentation du nombre d’écrans se traduisit par un accroissement sensible de l’audience, malgré des déceptions. Quelques années plus tard, Gaumont part à la reconquête avec sa politique d’implantation des « multiplex ». Il la résume en une phrase : « la politique de Gaumont consistait à conserver les agglomérations dans lesquelles elle était déjà le premier acteur et partir à la reconquête des déserts cinématographiques ». Ce sera notamment Toulouse, Calais, Valenciennes et une douzaine de villes de 1992 à 2003.

Si la stratégie d’implantation de multisalles en France connut un certain succès, il n’en ira pas de même pour celle de développement à l’international, inaugurée au début des années 1980. Intitulée « La Grande illusion », Nicolas Seydoux retrace en détail son cheminement. C’est un véritable traité de développement et d’exportation à l’international qu’il offre au lecteur en y incluant anecdotes et aventures inattendues. Cependant, lui-même n’était pas enthousiaste. C’est l’extravagant et flamboyant Daniel Toscan du Plantier qui arrive à le convaincre. 

Alors, voici l’Italie. À Milan et à Rome, c’est un échec cuisant. Daniel Toscan du Plantier écrira plus tard : « L’Italie, allez visiter ses villes magnifiques, découvrir ses tableaux, mais, surtout, n’y investissez pas ! »Et Nicolas Seydoux de conclure : « Nous aurions pu également moins y perdre, mais le regard que je porte avec tristesse, et je crois avec lucidité, c’est que nous ne pouvions pas gagner ». Il en voulait notamment à Federico Fellini de ne pas l’avoir aidé à développer l’industrie cinématographique italienne et de ne s’intéresser qu’à ses propres films.

Pour le Brésil, c’est pareil : « une utopie de plus et un échec supplémentaire ». Les pertes se sont accumulées, « nous vendîmes tout à des Brésiliens le 9 juillet 1985 ». Aux États-Unis, Daniel Toscan du Plantier, intrépide et impulsif, rêvait en grand. Les différentes tentatives – association avec Columbia, participation à hauteur de 50 % au capital de Téléfrance – seront vouées à l’échec, malgré des approches judicieuses. 

La politique à l’international aura été une débâcle de l’aveu même de Nicolas Seydoux. On peut penser que Gaumont se devait d’envisager une telle stratégie, compte tenu de son histoire, de sa puissance et de son image. Mais elle n’a pas porté ses fruits, faute d’anticipation et d’évaluation rationnelle des risques, ce qui ne s’inscrivait certes pas dans le mode de fonctionnement de Daniel Toscan du Plantier.

En 2004, après la parenthèse de la fusion Gaumont/Pathé, c’est clap de fin pour le Seydoux opérationnel. Sa fille, Sidonie Dumas, prend la relève ; lui se contentera de la présidence du conseil de surveillance de Gaumont. Il est temps de s’intéresser à la protection de l’industrie cinématographique et au développement de la culture. Il préside le Forum d’Avignon (Forum mondial de la culture) qu’il décrit longuement dans ses détails et ses caractéristiques, ce qui d’ailleurs aurait bien pu faire l’objet d’un essai à soi seul. Il l’inaugure en novembre 2008 sur le thème de « la culture facteur de croissance ». On reprochera au Forum d’être une sorte de « Davos de la marchandisation de la culture ». Il sera abandonné par décision des pouvoirs publics alors même que ce sont ces derniers – d’un bord politique opposé – qui en avaient eu le projet. Encore un échec pour Nicolas Seydoux ? Convaincu de l’importance du cinéma, il s’adressera à nouveau aux pouvoirs publics pour les supplier de défendre l’exception culturelle des fonds de soutien à la création, de lutter contre le téléchargement illicite, « d’améliorer les relations entre l’audiovisuel français et les plateformes étrangères ».

Pour marquer son engagement pour la culture, Nicolas Seydoux propose aux pouvoirs publics de favoriser la création d’un programme éducatif à la culture qu’il intitule « La culture pour tous. Aimer la France. Ma capitale ». Ses « leçons de culture », dont le programme nécessiterait une enveloppe budgétaire de l’ordre de 450 millions d’euros par an et dont il déroule le plan en annexe de l’ouvrage, semblent s’inscrire dans un projet quelque peu paternaliste. Il en reconnait d’ailleurs lui-même la dimension utopique.

Le récit que Nicolas Seydoux fait de ses 50 ans de passion du cinéma est d’une grande richesse et très instructif. Écrit dans un style concret, direct, sans boursoufflure, il frise parfois la langue administrative et managériale. Langue qu’il enrichit néanmoins de métaphores alpines lorsqu’il parle de l’ascension nécessaire de Gaumont vers les sommets de la réussite, ou médicales lorsqu’il conclut son livre par un épilogue où il compare la firme à une maternité et, bien sûr, de métaphores cinématographiques.

C’est d’ailleurs de façon cinématographique que se découpe le récit de Nicolas Seydoux. Il en fait un montage de plans rapides, rapprochés, se succédant dans un ordre aléatoire (les portraits), entrecoupés de plans-séquences (la grande illusion internationale, le Forum d’Avignon…). Preuve est faite que Nicolas Seydoux est bien un homme de cinéma. Mais la structure du récit peut aussi se lire comme une succession de rapports, de fiches, de tableaux, de graphiques – et les annexes, en particulier, n’en manquent pas –, preuve encore que Nicolas Seydoux est un gestionnaire, un financier… un homme d’affaires. Passion double, disions-nous !