Les essais sur la nature poussent comme des champignons. Dans cette faune bigarrée, deux ouvrages récents se signalent par leur justesse. À contre-courant d’une époque où il est du dernier chic de faire voler les dichotomies en éclat, ils réaffirment le maintien nécessaire de la distinction traditionnelle entre nature et culture. En élucidant le désir anthropologique de relativiser le Grand Partage pour l’un, le désir moral de puiser l’ordre humain dans la nature pour l’autre, les livres de Patrick Dupouey et de Lorraine Daston font œuvre salutaire.
« Les bords de la nature sont toujours en lambeaux », écrivait Whitehead. Si l’anthropologie n’a pas à « ourler patiemment cette guenille afin qu’elle présente partout [un] rebord lisse » (Philippe Descola, « L’anthropologie de la nature », 2002), sans doute revient-il à la philosophie de toujours en redessiner plus finement les contours.
La nature est morte, vive la nature ! Feu dame nature n’exista jamais que comme concept produit par un ordre moderne eurocentré désormais caduc, proclame-t-on aujourd’hui. La nature ne serait rien sans une société qui décide d’en faire l’autre de sa culture. Et pourtant, la nature en danger est l’objet de toutes les attentions. Qu’elle survive malgré nous, tel est l’enjeu de l’époque. Voudrait-on maintenir en vie une nature qui par ailleurs n’existe pas ? Plus étonnant : c’est souvent au nom de la protection de la nature que sa conception est réduite – par les anthropologues au premier chef – à un fétiche propre aux sociétés occidentales. Y a-t-il là contradiction ? Le patient travail de clarification de Patrick Dupouey montre qu’il y a au minimum une sérieuse difficulté.
En analysant méticuleusement les écrits de Philippe Descola, représentatifs de tendances dominantes de l’anthropologie contemporaine, Dupouey montre que la notion de nature a encore de beaux jours devant elle. Il est certes plus hype de rejeter ce concept jugé éculé, solidaire du « Grand Partage » entre nature et culture dessiné par la modernité occidentale. Foi d’anthropologue, le partage entre humains et non-humains, absent de certaines sociétés, serait relatif à notre évolution historique. Pire, il serait responsable de la plupart des maux du monde moderne, et par-dessus tout du ravage de la planète.
Pour Descola, le coupable a pour nom « naturalisme ». Mais de quoi parle-t-on au juste ? Né avec Aristote, Descartes ou la société industrielle, ce serait l’attitude refusant toute intériorité aux non-humains. Rien ne justifie un tel usage du concept philosophique de naturalisme, qui consiste plutôt à considérer que tout, y compris l’esprit, est régi par des lois physiques. Dupouey montre que cette catégorie vient surtout remplir une case vide de la typologie descolienne.
Certes, l’œuvre de Descola est corrélée à un projet politique louable. Mais l’efficacité militante est une chose, la philosophie en est une autre, qui ne peut laisser dire que l’idée de nature est responsable du désastre écologique, ni que le naturalisme est responsable du capitalisme. On peut lutter contre la destruction de la planète sans tenir la démarche scientifique pour complice, surtout quand le relativisme suinte si fort de la critique de la rationalité occidentale. Et s’abriter derrière des slogans dépourvus de sens précis n’aide pas.
En effet, certes sympathiques, peu de propositions de Descola résistent à une analyse rigoureuse. L’oscillation entre sens propre et figuré autorise bien des ambiguïtés, que le livre de Dupouey a le mérite de relever systématiquement. Clairement explicitées, beaucoup d’invitations à « décoloniser les concepts » se voient vidées de sens. Dépasser l’opposition entre humains et non-humains en reconnaissant une subjectivité aux montagnes, en créant une « Internationale interespèce » ou en « négociant » avec les rivières : de jolies métaphores. Accorder des droits intrinsèques à la nature tout en niant la pertinence de son concept paraît un projet d’autant plus étrange que ces droits sont calqués sur un arsenal juridique « bourgeois », dénoncé comme étant à l’origine des torts causés à la Terre. Et quand bien même les non-humains seraient crédités d’une intériorité, quel problème cela résoudrait-il ? Ils ne cesseraient pas pour autant d’être exploités par le capitalisme.
En somme, la connexion complexe entre aspects naturels et culturels de la réalité n’implique pas que leur distinction ait perdu toute pertinence, au contraire. Si « les bords de la nature sont toujours en lambeaux », comme le répète Philippe Descola en citant Whitehead, il revient à la philosophie d’examiner en détail la forme de ses contours. Et de les protéger des entreprises infondées de déconstruction.
C’est ce que fait à sa manière l’historienne des sciences américaine Lorraine Daston dans un petit livre synthétisant deux décennies de travaux sur l’autorité morale de la nature. Depuis Hume au moins, les philosophes ont condamné comme injustifiable le passage de l’être au devoir-être, du descriptif au normatif. Ce « sophisme » ou « paralogisme naturaliste », comme l’a baptisé l’un de ses contempteurs les plus célèbres, le philosophe anglais G. E. Moore, imprègne pourtant nos manières de pensée quotidiennes : on a tendance à admettre que, puisqu’il en va naturellement ainsi, alors c’est une bonne chose. « Voulez-vous être heureux ? Écoutez la nature », dit un Catéchisme de la nature de 1794. Mais au nom de quoi l’ordre naturel devrait-il servir à évaluer les comportements humains ? Cette opération de contrebande transférant les valeurs culturelles à la nature est non seulement fausse mais pernicieuse : elle justifie les horreurs de la nature, et condamne les pratiques jugées « contre-nature ». Elle a servi toutes les idéologies, aussi bien réactionnaires que révolutionnaires. Mais quel mal y a-t-il à ne pas se conformer à la nature ? Pourquoi s’évertuer à perpétuer un état de fait dont rien n’assure qu’il soit bon ou le meilleur ?
Plutôt que de dénoncer une énième fois la confusion de l’ordre naturel et de l’ordre moral, Lorraine Daston s’interroge sur l’origine de celle-ci. Elle la trouve finalement dans le besoin anthropologique de se représenter l’ordre. Pour que « devrait » ait un sens, il faut qu’un certain ordre futur, un « devra », soit au minimum possible dans la réalité. Inépuisable pourvoyeuse de figures d’ordre, la nature est une source toute trouvée où puiser des exemples des ordres normatifs que la culture veut mettre en place. Quoique dépourvue d’autorité, la nature peut d’autant mieux représenter l’ordre moral qu’elle est visible, accessible, familière, opulente et diverse. Les merveilles d’une nature polyphonique semblent fournir à nos exigences, non pas un ordre unique, mais la forme même de l’ordre. Et cela alors que rien ne justifie de croire que la variété des régularités naturelles converge avec les valeurs humaines. La force de l’argument de Lorraine Daston est de montrer qu’il y a là non pas irrationalité de masse mais au contraire une forme très humaine de rationalité.