La marque de Dovlatov

Sergueï Dovlatov (1941-1990) est prodigieusement simple : le mouvement de la vie porte sa parole et celle-ci devient la source d’un chant. Né sous le signe de Pearl Harbor, mort (en exil) sous celui de l’effondrement de l’URSS, devrait-on s’étonner du dynamisme comme capté et transmué de sa personne et de son écriture ?

Sergueï Dovlatov | L’étrangère. Trad. du russe par Jacques Michaut-Paterno. Préface de Joseph Brodsky. La Baconnière, 160 p., 14 €

Sergueï Dovlatov est à lui seul une déflagration littéraire et le retour, dans les lettres russes, d’une comète déjà apparue et revenue au XIXe et au XXe siècle : insolence, sémillance et alacrité. Malgré ses tentatives et en dépit de la reconnaissance par la censure de son talent, Sergueï Dovlatov ne sera jamais publié en URSS. Il s’obstinait à vouloir dire tout haut chez lui ce que d’autres bons écrivains confiaient à voix mesurée et basse. Ceux-ci n’avaient pas tort et Dovlatov n’eut pas tort de choisir l’exil qui décupla son énergie et lui fit porter sa prose jusqu’au chant. Un chant qui ne s’immobilise pas en nostalgie d’une terre perdue : pour un écrivain, l’écriture est d’abord sa terre. Et dans le cas de Dovlatov, sa joie de vivre.

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Dovlatov se présente comme un merveilleux écrivain insupportable.

On peut lire dans l’écriture de Dovlatov l’histoire de la littérature russe. Il a par exemple quelque chose de Vladimir Odoïevski (1804-1869) ou bien sûr de Gogol. Plus près de nous, la vivacité de Dovlatov rappelle la vivacité et l’inventivité d’auteurs de la NEP : Zochtchenko, Boulgakov et surtout Ilf et Petrov dont Dovlatov partage certainement l’entrain et le bonheur d’écrire. Comme eux, il s’est voulu résolument du côté de la vie, de ses inattendus, et nullement de celui des idéologies formées, conductrices et formatrices.

L’étrangère qu’il nous présente est véritablement étrangère jusqu’à elle-même, fille de la caste, ici plutôt moyenne mais privilégiée du régime. Son héroïne n’a rien d’une dissidente. Elle veut vivre et consommer. Elle choisit l’exil moins à la suite d’une rupture politique consciente et assumée que par un glissement naturel, propre à sa personnalité. Face aux règles imposées, force est pour chacun de se ressaisir et de tracer le libre chemin de sa libre personne.

La vie n’étant ni idéologique, ni même morale, Dovlatov laisse vivre et aller ses héros, selon leur nature, et les accompagne sur la route elle-même naturelle, pour eux, de l’exil. Ainsi, Dovlatov se présente comme un merveilleux écrivain insupportable : il parle tout haut, sans ménager un à part soi. Ce n’est pas l’écrivain resserré sur une époque avec laquelle il faut, tant bien que mal, compter, mais pleinement un écrivain de l’être et de son indispensable et criante liberté qu’il revendique pour tous les temps.

Sergueï Dovlatov
Yakov Gordin et Sergueï Dovlatov, lecture à la Maison des Écrivains Maïakovski, Leningrad (1968) © Natasha Sharymova

Cette liberté, son héroïne la trouve à New York au milieu des exilés russes en leurs divergences et nécessaires diversités, où chaque individu porte et défend son projet personnel et social. C’est un jeu collectif où rien n’est préétabli, où chacun construit et garde sa position, n’ayant que soi à gagner ou à perdre. On lutte et on se débrouille, tant bien que mal, mais on a au moins sa vie. Seul on la tient. Et les succès et les échecs ne relèvent que de soi, la confrontation sociale restant en premier lieu à l’initiative de l’individu. L’essentiel est que ce dernier trouve et puisse renouveler sa respiration.

Pour sa part, devant un monde chaotique de libres illusions qui se côtoient et se remplacent, Dovlatov choisit la lucidité. En soi elle constitue son récit. Ce ne sont pas les anecdotes qui retiennent le lecteur, mais le regard aussi attentif qu’extraordinairement mobile de l’écrivain qui perçoit, saisit, suit et lie. Qu’importe les ornières où se bousculent prédateurs et proies. Dans ce monde nord-américain et new-yorkais de l’exil où la liberté indispensable, fondamentale, promène aussi ses barreaux d’intolérance, impossible de se préparer collectivement à quoi que ce soit. Mais impossible également de renoncer au jeu collectif.

Pas question bien sûr de dénoncer cette vie de libre mouvement extérieur et intérieur, de pensée et de rêve où aucun but n’est apparemment désigné. Force est à chacun de prendre sur soi, de se ressaisir et de réagir à tout moment. Il n’y a d’autre lutte que celle pour la vie. Et la recherche, pour l’individu, d’un équilibre interne déborde de beaucoup tout projet politique. L’exil fait d’abord retrouver et porter les différences. Il les magnifie même.

Une humanité différenciée mais cohérente, en fin de compte, en ses liaisons et divisions. L’orientation est la même : elle recouvre et entraîne les diversités vers un mieux vivre qui échappe autant qu’il se construit. L’exil est à lui seul une terre de la Terre.

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Dovlatov conduit, plutôt emporte son lecteur dans une heureuse et paradoxale émigration de lassitude sinon de chaos moral et de décomposition sociale du régime de l’URSS. En un mot, de disette, une disette qui pourtant à l’étranger retrouve, compose et garde la saveur d’une liberté reconquise et bien établie qu’on ne saurait lâcher.

C’est une richesse fugitive et présente, interrogée à chaque moment. C’est un équilibre instable, toujours extraordinairement redéfini, infléchi. Dovlatov est un joueur hors pair. Il tient son objectif. Il ne forligne pas. Il ne défend pas un mode de vie sociale, il n’a de cesse de libérer la vie même et son sel retrouvé. Une telle sollicitation, avec le talent de Dovlatov, ne saurait être un sujet de plainte.Il rouvre une fenêtre sur les mécanismes profonds de l’individu rendu à soi-même et à son propre devenir. À quoi bon parler et se fatiguer d’idéaux confus sinon troubles dans un au jour le jour qu’il faut chaque fois reconquérir ? À chacun et à toute heure suffit sa peine, comme sa coupe d’individualité reconquise.

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Sans vue directement politique Dovlatov ne cherche qu’à décrire ce qui est. Pour lui, comme pour Brodsky, la vie s’impose à la littérature.

Dovlatov est l’écrivain d’une défaite collective assumée où l’individu retrouve ses propres aspirations, autant l’incomparable et incorrigible goût de l’inattendu et de la joie que celui de l’abus. L’expérience de l’exil, en un sens comme celle de la guerre, est d’une intensité peu commune. Et Dovlatov est bien l’écrivain de l’intensité libérée, d’un exil en ses ondulations de réalisme et d’onirisme. Sans cesse quelque chose s’éteint et quelque chose s’allume. Tous les enchantements, toute une chaleur spirituelle sont autant mêlés au trafic et à l’affairisme.

Ce n’est pas l’exil de combat d’un Soljénitsyne. Mais celui du fruit défendu et apprécié : la vie. Son héroïne savoure l’élixir de l’incertitude et du songe : « l’un dit que je suis la Russie violée par les bolcheviks. L’autre une émigrée corrompue par l’Occident. Qui suis-je en réalité ?… ».

Ainsi, chaque individu de l’émigration, estampillé par son origine et son pays, est rendu magnifiquement à lui-même, à sa personne, dans ses tâtonnements, ses craintes, ses attentes ou ses abus. La vie s’y retrouve débarrassée des carcans idéologiques, mais peut-être pas tant que ça. Il reste toujours les oripeaux sous lesquels, se sentant absolument seul, on porte ses pas. N’ayant rien devant soi que soi-même, pour tout vertige et tout rétablissement.

Sergueï Dovlatov, L'étrangère
New-York © Jean-Luc Bertin

Dovlatov indique une voie de conquête et de liberté tous azimuts où aujourd’hui bien peu de monde se bouscule. Son incomparable fraîcheur d’écriture n’en souffre pas. Elle demeure comme un rappel.

Paradoxalement, la lecture de Dovlatov peut aider à discerner et peut-être approcher cette part de la Russie d’aujourd’hui comme restée dans le cadavre d’une URSS morte, à jamais figée, percluse et perdue, telle une épave non déblayée. Une Russie intérieure et une Russie extérieure, chacune à sa façon, se rappellent à tous.

Précédant ceux qui furent appelés « les enragés de la jeune littérature russe » (Monique Slodzian, La Différence, 2014), mais étranger à leurs positions idéologiques flottantes, allant jusqu’à l’apologie de la violence et du crime, Dovlatov n’ayant voulu, lui, tenir que l’écriture, connaît aussi un paradoxal succès dans la Russie d’aujourd’hui.

C’est l’insaisissable de la vie où tout se mêle d’autant plus que tout vacille, tombe et se décompose. Peur de se retrouver nu, on ramasse ce qu’on peut. Aujourd’hui Dovlatov devient une nourriture rare. Quelle importance ? Il est bien là. « Face à la mort, force est pour chacun de se ressaisir » : c’est Brodsky qui commente ici Dovlatov, tous deux et chacun à sa façon écrivains du ressaisissement. C’était plus fort qu’eux : ils ne pouvaient être hommes de mensonge.

Mieux que dissident (celui-ci gardant la brûlure des liens qui l’ont serré), Dovlatov est, par-delà sa position de combat, l’écrivain du caractère paradoxal, jamais complètement saisi, de la réalité. Sans vue directement politique il ne cherche qu’à décrire ce qui est. Pour lui, comme pour Brodsky, la vie s’impose à la littérature. Mais celle-ci garde sa liberté de mouvement et d’appréciation. Surtout elle ne dessine ni ne désigne par avance aucun but, sinon écrire. Elle ne fait aucun procès.

L’écrivain remet ainsi généreusement à la vie tout ce qu’il a reçu d’elle, et davantage encore, n’ayant plus à s’imaginer qu’il la quitte ou doit un jour la quitter, la laissant meilleure ou pire : ce n’est pas son sujet. Mais la garder, la montrer, la rendre toujours à elle-même et l’aider à fructifier chez le lecteur.

Sergueï Dovlatov mort, sa prose, en ses multiples lacets d’anecdotes, demeure comme un chant infini dont l’incomparable vibration ne nous quitte pas, une fois le livre refermé. C’est la marque (si rare) de l’écrivain. Alors celui-ci ne présente pas de prêt-à-porter intellectuel, son seul combat a lieu contre la disparition ou bien la menace de disparition de la liberté. Il nous faut simplement toujours lire pour chercher et enfin trouver autre chose que les intolérants ou les bavards qui ne se penchent jamais hors de leur propre société.