La narration en immersion : entretien avec Ted Conover

Serpents à sonnettes, plants de cannabis, armes à feu. Et tout autour, l’espace infini des hautes plaines du Colorado. Avec Là où la terre ne vaut rien, Ted Conover revient avec un récit qui semble conclure en beauté son cycle de grandes enquêtes en immersion. Une série entamée quarante ans plus tôt avec le désormais classique Au fil du rail, reportage au long cours où il partageait le quotidien des hobos, sillonnant sans relâche les États-Unis sur le toit des trains. Que s’est-il passé d’un livre à l’autre ? Rencontre avec l’ancien enfant prodige de la « narrative non-fiction » à l’occasion de son passage à Paris.

Ted Conover | Là où la terre ne vaut rien. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anatole Pons. Éditions du sous-sol, 336 p., 23,50 €
Ted Conover | Au fil du rail. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anatole Pons. Éditions du sous-sol, coll. « Souterrains », 416 p., 12,50 €

Entre ces deux livres, Conover a franchi plusieurs fois la frontière avec des migrants mexicains (Les coyotes, Globe, 2015), travaillé comme gardien de prison « infiltré » (New Jack, sous-sol, 2018), enquêté auprès des populations huppées de la ville d’Aspen (Whiteout: Lost In Aspen, non traduit, 1991), écrit des reportages pour les revues les plus prestigieuses. Personne, sans doute, ne connaît aussi bien que lui l’envers du rêve américain ; personne ne s’est confronté avec autant de détermination à la vie dans les marges, estimant à juste titre que ces populations déshéritées, les off-griders  comme on les nomme outre-Atlantique (les « déconnectés »), en disent long sur l’état de nos sociétés.

Ma petite maison dans la prairie, mais avec de la meth : voilà le titre que l’épouse de Ted a suggéré, non sans humour, au lieu du titre original du livre. Cette fois, il n’est plus question d’errance, de migration ou de prison, mais de « s’installer » – un peu comme après une vie passée à voyager on finit par se poser. Pas n’importe où : au Colorado dans la vallée de San Luis, une région rude, belle et sauvage, où il est possible d’acheter un terrain pour une bouchée de pain. Les gens qui viennent s’établir dans la Prairie (nom donné par ses habitants) sont souvent des démunis, des repris de justice, des drogués, des asociaux, mais également des familles attirées par la possibilité d’une vie en dehors des clous (et par la culture du cannabis qui y est autorisée). Comme toujours, pour effectuer son enquête, Conover s’est rendu sur place, et il a tout de suite adopté le mode de vie de ces gens. Tombé amoureux des lieux, il a fini par acheter un terrain, et il y retourne encore régulièrement. Conover nous livre un tableau sensible de ses voisins, ainsi que des gens qu’il rencontre au fur et à mesure, des individus aux personnalités diverses, tantôt agaçants, tantôt inquiétants, souvent attachants, comme l’inoubliable famille Gruber, avec leurs cinq filles et l’improbable collection d’animaux – dont une femelle cacatoès nommée Sugar, particulièrement retorse. 

Colorado Territory – Là où la terre ne vaut rien
La famille Gruber au complet © Ted Conover

Le danger n’est jamais loin, avec le vent qui rend fou, les armes que l’on sort à la moindre occasion, les pumas, les serpents, le froid qui peut tuer. Mais Ted Conover insiste aussi bien sur la profonde humanité de certains habitants de la région. Conover a travaillé un temps comme bénévole pour le centre d’aide sociale du coin, nommé « La Puenta », un lieu dirigé par des gens au grand cœur. Cet emploi va lui servir de porte d’entrée dans ce petit monde (petit monde mais grandes étendues) aux règles spécifiques. 

Naturellement, bien que ce ne soit pas tout à fait revendiqué, le livre a pour objectif de nous aider à comprendre l’Amérique contemporaine ; autrement dit, l’Amérique de Donald Trump. Il apparaît comme un contrepoint au film à succès Nomadland – on retrouve le même profil d’individus, mais là où la réalisatrice Chloe Zao avait préféré en gommer les aspérités, n’en montrer que les aspects les plus aimables (ce qui n’empêche pas le film d’avoir ses mérites), Ted Conover s’efforce au contraire de ne rien occulter, y compris les côtés les plus sombres, tel ce pasteur poursuivi pour agression sexuelle sur enfant, ces illuminés qui croient dur comme fer aux ovnis et partagent les théories du complot les plus délirantes, ou encore le racisme toujours sous-jacent. À un moment, le sympathique électricien Luke se plaint de l’émergence du mouvement Black Lives Matter, l’estimant injuste, parce que, dit-il « toutes les vies ne comptent-elles pas ? ». Puis il nuance : « ils ne cherchent pas seulement l’égalité, ils veulent la supériorité ». Conover s’abstient de commenter. Luke, qui vit de peu et ne possède rien, refuse de se sentir désavantagé par rapport aux Afro-Américains (!). Cette anecdote pointe bien la confusion qui règne dans les esprits dans la vallée de San Luis comme dans tout le pays.

Et pourtant… quelque chose semble toujours échapper à la compréhension, à l’étude anthropologique. Peut-être parce que « l’âme » des États-Unis demeure par essence insaisissable, fugace, sans cesse changeante et contradictoire. Peut-être aussi parce que Ted Conover paraît quelquefois comme dépassé, submergé par l’empathie qu’il éprouve pour la plupart de ces gens, devenus depuis ses amis, s’interdisant de juger, de trop pousser l’analyse, préférant finalement fermer les yeux sur leurs travers. C’est peut-être à ce moment-là que le livre perd un peu de sa force scientifique et documentaire, pour revenir en quelque sorte vers le roman. Quoi qu’il en soit, si Là où la terre ne vaut rien ne permet pas d’anticiper le futur proche des États-Unis (et le résultat des prochaines élections…), il n’en demeure pas moins un récit tendre, émouvant, dont la lecture est captivante de bout en bout. 

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Presque quatre décennies séparent la publication d’Au fil du rail et celle de Là où la terre ne vaut rien, l’un consacré aux hobos et au voyage, l’autre à la terre et aux frontières ; tous deux se concentrant sur les populations vivant en marge de la société, tous deux renvoyant une image saisissante des États-Unis. Lorsque vous écriviez Là où la terre ne vaut rien, vous est-il arrivé de penser au chemin parcouru entre les deux livres, aussi bien sur le plan personnel qu’en ce qui concerne votre travail ?

Non, pas vraiment… si j’avais eu une vie moins mouvementée, j’aurais sans doute eu le temps de m’interroger. En effet, il y a bien un fil qui relie ce premier livre et le dernier : la ruée vers l’Ouest américain, et les vies cabossées en général. Cependant, ce nouveau récit se focalise sur des populations qui s’établissent véritablement dans un lieu, parfois des familles entières. En ce sens, l’histoire racontée n’est pas la même, bien que le paysage paraisse similaire – le décor d’ailleurs d’une quantité de films, l’Amérique des pionniers. Mes voisins dans la vallée de San Luis se considèrent souvent comme des pionniers. De fait, ils s’efforcent de construire un espace habitable sur une terre qui n’a jamais été encore exploitée. Certes, des populations indigènes y ont vécu durant des milliers d’années, mais ils ne montaient pas de mobil-homes, et ne revendiquaient pas la propriété des terres. Cette propension à démarrer une nouvelle vie dans l’Ouest est aussi une façon pour ces personnes de choisir où et comment ils veulent vivre. En outre, cette notion de propriété est essentielle, car la plupart de ces gens ne possédaient rien jusqu’à présent – ou, dans certains cas, ont tout perdu.

Ted Conover © Margot Gulranik

Dans Au fil du rail, vous vous montriez très préoccupé par « le fossé économique, social et intellectuel » qui vous séparait des hobos et des marginaux. Ressentez-vous toujours ce problème d’identité par rapport aux gens que vous rencontrez et que vous dépeignez de manière si vivifiante dans Là où la terre ne vaut rien ?

Je le ressens toujours avec acuité, parce que c’est dans la nature même du projet. Dans mon premier livre, c’est un peu comme si je pensais à voix haute ; je me demandais alors à quel point j’étais différent d’eux, et ce que nous avions en commun, une interrogation permanente, dont je rendais compte presque à chaque page. Dans ce dernier ouvrage, il est implicite que j’ai la conviction de pouvoir établir une connexion entre nous. Je cherche à saisir exactement comment ils pensent, ce qu’ils éprouvent, en me mettant à leur place. La démarche qui consiste à m’y installer moi-même, à passer des mois sur les lieux, va me permettre de développer une compréhension profonde de leur environnement – j’en ai la quasi-certitude dès le début. Ce qui diffère maintenant, c’est que j’ai eu le temps de mûrir, de me réaliser comme écrivain et journaliste. J’ai eu beaucoup d’occasions de réfléchir à la place que j’allais occuper dans les vies de ces gens ; à ce que je peux prétendre savoir, et ce que je ne peux pas. 

Dans les entretiens menés par Robert S. Boynton, vous comparez votre méthode à celle des écrivains de fiction, en insistant entre autres sur les notions de conflit, de quête et de résolution. Abordez-vous toujours votre travail de la même façon lorsque vous vous lancez dans une nouvelle enquête en immersion ?

Comme lecteur, j’affectionne la narration. Je lis de tout : des essais, des monographies, des documents, mais pour le plaisir je n’aime rien tant que les bons romans. J’admire les écrivains de non-fiction qui se concentrent sur les histoires parce que je crois que c’est un moyen d’accéder à un lectorat plus large, en particulier avec des sujets difficiles comme la prison, les gens révoltés ou violents, les exclus de la société. J’y parviens en racontant une histoire, en m’incluant moi-même comme personnage, et en intégrant des éléments conflictuels. Dans Le temps du reportage, Robert S. Boynton fait souvent référence à l’usage de « personnages » dans les récits de non-fiction. Pour ma part, je cherche toujours pour mes enquêtes des individus ayant un caractère fort, qui vont jouer un rôle déterminant dans le récit. Dans ce livre, par exemple, c’est la famille Gruber avec leurs enfants, mon voisin Troy avec sa jambe perdue, Luke l’électricien autiste, ou Matt Little, le travailleur social qui m’apprend comment aborder les gens dans la Prairie. 

Aujourd’hui, seriez-vous prêt à pousser l’immersion aussi radicalement que vous l’aviez fait dans Newjack. Dans la peau d’un gardien de prison, avec tout ce que cela implique en termes de solitude et d’isolement ?

Il semble que j’aie une certaine capacité à endurer les épreuves et l’adversité. Cette capacité s’est développée tôt chez moi, alors que je doutais encore de mes compétences comme écrivain. Je pressentais déjà que ce manque d’assurance pouvait se transformer en avantage. Puisque je n’étais pas sûr de réussir – pas sûr de trouver un éditeur à New York –, je me devais de tenter ma chance, de m’exposer à l’inconfort, jusqu’à me mettre en danger, afin d’accéder à quelque chose d’inédit. Je pense toujours que c’est un atout. Sur ce point, en fin de compte, je n’ai pas changé. Donc, oui, peut-être que je le ferais encore, même si j’espère ne pas être obligé.

Pensez-vous, en ces temps inquiétants et peut-être décisifs que traversent les États-Unis, que les œuvres de « fiction non narrative » peuvent encore avoir le même impact sur les gens ?

L’espoir avec un livre comme celui-ci est qu’il parvienne – même modestement – à remplir l’espace qui sépare chaque fois un peu plus les communautés et les individus aux États-Unis, où tout est si polarisé. Le système est devenu tel que les gens n’ont plus de centre, plus d’humanité partagée – je suis frappé par cela. Mon souhait le plus cher est de parvenir à instaurer un dialogue sur ce que nous avons en commun, au lieu de nous arrêter sur nos divergences ou nos griefs. Pour écrire ce livre, j’ai dû absorber toute cette colère sur l’état du pays, accepter d’entendre une pensée politique éloignée de la mienne. C’est une bonne chose… nous devrions tous prêter plus attention aux opinions différentes. De nos jours, avec la situation aux États-Unis, cela représente un véritable défi compte tenu de la propagation de la haine, du ressentiment, de l’agressivité et des invectives. Tout cela justifierait que l’on s’éloigne de la politique… or, la seule manière d’avancer est de rétablir la communication, de privilégier l’échange et la conversation. C’était mon objectif avec ce récit. New-Jack traitait des prisons. Pour dépeindre la réalité du système carcéral, j’avais choisi d’exposer les deux points de vue – celui des gardiens et celui des détenus – et de raconter des histoires dans lesquelles chacun pouvait se retrouver, chaque camp pouvant affirmer : oui, c’est exact, c’est la vérité. Je recherche toujours la même chose, au fond  : une vérité partagée, y compris par exemple lorsque j’écris sur des gens qui défendent des théories ahurissantes, comme ce couple qui affirme que les chiffres sur les billets dissimulent des codes cachés… tu n’es pas obligé d’adhérer à ces théories, mais tu dois les écouter, et ne jamais te montrer méprisant. Au lecteur de lire entre les lignes.