Plusieurs voix, dont celle de la sociologue Nathalie Heinich, ne se sont pas privées de soupçonner une « sociologie catholique » dans la pratique de la sociologie propre à Bruno Latour, dans laquelle il aurait entretenu « un rapport à la vérité scientifique, à la métaphysique, et à la représentation, qui possède de profondes affinités avec la sensibilité catholique ». En réalité, le philosophe-sociologue-anthropologue, disparu en 2022, n’a jamais caché sa provenance et ses appartenances, comme le montre le livre qui paraît aujourd’hui. Un volume posthume qui réunit le commencement et la fin de son parcours.
Plus d’un an après la disparition de Bruno Latour, ce volume donne à lire sa thèse de doctorat de troisième cycle, soutenue en 1975 et consacrée à l’analyse de la façon dont des régimes d’énonciation donnent accès à des êtres inatteignables sans eux, d’où son titre (Exégèse et ontologie), ainsi qu’une série d’entretiens, enregistrés à l’automne-hiver 2020/2021. Ces entretiens devaient lui donner l’occasion « d’expliquer la place de la religion dans son travail ». La découverte récente de la thèse, par les animateurs des conversations, leur a laissé penser que l’exégèse, et singulièrement celle du Nouveau Testament, sans être une « clé », avait été la matrice de la méthode latourienne et le point de naissance, sans qu’une pleine conscience en soit prise, du chemin qui mènerait plus tard au point d’aboutissement du travail anthropologique de Bruno Latour, l’Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012).
Cette thèse avait été soutenue avec Claude Bruaire, un des philosophes catholiques parmi les plus influents dans les années 1970-1980, disparu en 1986, qui, juste avant sa mort, avait le projet de développer sa Philosophie du corps (Seuil, 1968) dans un ouvrage dont le titre aurait été La destinée du corps. Latour dit ne l’avoir vu qu’au dépôt et à la soutenance et que son appréciation du travail fut négative. Sa mauvaise conscience, sans doute, lui a fait écrire dans un chapitre une longue note sur Hegel, dont Bruaire était un grand connaisseur, dans laquelle il aggrave plutôt son cas en proposant de traiter la fameuse dialectique hégélienne en « simple mode de classement et d’enclenchement ». Ce rendez-vous-là fut manqué, Bruaire ne goutant guère les bizarreries sémiologiques, le doctorant préférant suivre la voie de l’herméneutique comme son maître André Malet à Dijon, introducteur en France de la pensée du grand théologien allemand Rudolf Bultmann. On peut le regretter car le déjà confirmé Bruaire et le jeune Latour auraient pu avoir des choses à échanger autour du corps. Il se trouve que, par des croisements de fils dont la vie a le secret, un des interlocuteurs de Bruno Latour dans ces entretiens, Frédéric Louzeau, est un bon connaisseur de la pensée d’un jésuite, Gaston Fessard, qui, lui-même, a profondément marqué Bruaire.
Latour se prête à l’exercice de relire ce texte de jeunesse et semble découvrir qu’il n’a, le reste de sa carrière, « pas cessé d’en mettre en œuvre » le programme. De quoi s’agissait-il ? D’analyser comment des fonctionnements discursifs de natures très différentes, la poésie de Saint-John Perse, la question de la répétition chez Péguy, le cinéma de Miklós Jancsó, l’évangile de Marc, et enfin, la situation du discours de la crise amoureuse, opèrent une « mise en présence », parlent « à partir de l’origine », n’apportant aucune information, aucun contenu, dont la véridiction se mesure à leur capacité de transformation des lecteurs/auditeurs dans « un renversement des conditions de production de tout contenu ». Pour faire apparaître l’« opération » de ces textes, Latour s’inspire de la méthode que Lévi-Strauss applique au mythe en la revisitant. Il ne divise pas le texte en lexies comme le Barthes de S/Z le fait de Sarrasine, la nouvelle de Balzac, mais il le répète dans des tableaux se lisant de gauche à droite, dont chaque colonne « représente une fonction du récit ». Chaque portion du récit constitue un « bandeau » faisant jouer différentes fonctions. Ces bandeaux brisent la linéarité du texte, mais « composent un rythme », en « figure » et en « schème », manifestant son « véritable moteur ». Ainsi, avec ce dispositif, le « bon » registre de lecture de ces textes se fait jour ; il prétend déjouer les « erreurs de catégories » ‒ que nous retrouverons presque quarante ans plus tard dans l’Enquête ‒, mais aussi, déjà, sans illusion rétrospective, le terme s’y lit, bouleverser les « modes d’existence ».
Ce que la thèse voulait montrer, c’est tout le travail de transformation effectué par le montage de ces textes, dont l’exégèse rend compte par ses procédures. Le lecteur ne peut s’en émanciper s’il veut avoir accès à la « présence » des réalités dont les textes sont les témoins. Au début des années 1970, un peu avant Bruno Latour, Louis Marin avait proposé une lecture sémiotique de certains textes évangéliques, notamment ceux de la Résurrection, et avait montré qu’ils étaient les « récits de l’opération fondamentale de transformation de la topographie de l’expérience phénoménale en une topique narrative de la communication » (voir « Du corps au texte », repris dans De la représentation, Gallimard/Seuil/EHESS, 1994). Autrement dit, loin de « fabriquer », au sens banal, l’événement, au contraire, le message l’instaure (« l’institue », selon le vocabulaire de Latour)) comme événement. Nous ne sommes pas loin non plus de la « fable » instauratrice de Michel de Certeau.
Pressé par ses interlocuteurs, deux sociologues et un théologien, Bruno Latour reprend tout son parcours. Aussi ne se justifie-t-il pas d’avoir semblé abandonner la thématique religieuse jusqu’aux débuts des années 2000, puisqu’aussi bien ce n’était pas tant cette thématique-là qu’il explorait dans la thèse que celle de l’accès à l’ontologie par l’interprétation et comment il s’avère que les deux plans ne s’opposent pas, comme la vérité au mensonge ou à l’erreur, mais comment l’un, l’exégèse, constitue le seul accès, malgré les affirmations contraires, à l’autre, l’ontologie. Et Latour n’éprouve pas de peine à démontrer comment cette thématique n’a cessé de le guider dans ses explorations du champ scientifique et technique ou bien dans celui du droit, ou encore quand il aborde la question de la « nature ». L’anthropologie de Latour ne commence pas par la distinction des « dimensions » ou « champs » de l’expérience humaine, opérée par la division du travail, lesquels champs s’autonomisent de plus en plus les uns par rapport aux autres, l’économique se distingue du politique, eux-mêmes se distinguent du culturel et du religieux, etc., mais elle trouve son impulsion première dans la distinction des « régimes d’énonciation » issus de différents « jeux de langage », eux-mêmes portés par différentes « formes de vie », pour parler comme Wittgenstein, sans que l’on sache l’origine de cette distinction entre régimes (peut-être faut-il reprendre la thèse de Lévi-Strauss sur le langage apparu « sans doute tout d’un coup »). Dans l’entrechoquement, les « frottements » des régimes d’énonciation/modes d’existence les uns sur les autres, dans la confusion qui en résulte ‒ mieux, vaudrait-il parler d’une bataille pour la définition exclusive de la Réalité, mais alors nous le disons plutôt dans la langue de Bourdieu ‒, il va falloir discerner le propre de chaque mode, et l’instituer comme tel, le propre du droit, celui de l’économie, du religieux, etc.
Concernant le « religieux », dans ce livre du moins, on n’en saura pas plus sur l’identité de ces « êtres de religion ». Nous savons qu’ils ont « la particularité d’apporter le salut ». Pour sortir du flou de ce dernier terme et en savoir plus, il faut se plonger soit dans Jubiler ou les tourments de la parole religieuse (La Découverte, 2002), livre éminemment péguyste, composé comme un Cahier de la Quinzaine, soit dans l’Enquête. Ce sont des « êtres de parole », de celle qui bouleverse, transforme, convertit, « construit une personne ». Et l’on reconnaît la thématique de la thèse de 1975. Latour ne croit pas à la sécularisation, ni au « retour » du religieux. Ce ne sont que des effets, la première, d’une errance après la confusion des modes, causée, d’une part par la volonté hégémonique de la religion médiévale, qui, une fois cette position perdue, n’a eu de cesse de vouloir la reprendre par l’adaptation, la modernisation, et, d’autre part, par l’apparition d’une nouvelle cosmologie et d’une nouvelle épistémologie, elle-même faisant disparaître les êtres non définis par elle ; le second, d’un fondamentalisme de refuge, faute de poursuivre le travail d’interprétation, de reprise, de construction, faute d’instituer correctement les « êtres de religion ». Les deux dérivant au fond d’une même source : le surclassement concurrent d’une épistémologie et d’une religion. Il est très important d’être au clair avec ce mode d’existence que représente la religion, celui qui appartient à notre histoire occidentale, car de cette mise au net dépend notre capacité occidentale à négocier « diplomatiquement » avec les autres cultures. Notre universalisme diplomatique et non plus hégémonique doit en procéder.
Mais alors qu’arrive-t-il à ce mode quand surgit Gaïa, c’est-à-dire, une nouvelle cosmologie ? C’est vers ce point que tendent les quatre entretiens avec Bruno Latour. Avec elle s’ouvre une chance de reprise de tout ce qui était bloqué sur la défensive au XVIIe siècle dont témoigne l’encyclique du pape François Laudato si’ de 2015. Loin de moraliser ou de spiritualiser, il est possible à nouveau de « faire entendre la variation du message ». Là encore, cette « variation » ‒ Latour emprunte cette expression au domaine de l’Art qui, dans son histoire, produit des effets visuels dans le traitement des sujets selon des variations liées aux moyens techniques et aux bougés des conceptions : par exemple, l’auréole du saint remplacée par un trait de lumière ‒ va rester floue. On peut en retenir deux idées fortes. La première concernent les chrétiens qui redeviennent des terrien. Le « spirmat », c’est le « diamat » (matérialisme dialectique) péguyste, le spiritualisme matérialiste ou l’inverse, renversant à la fois le sens des deux termes, avec toutes les conséquences que cela entraine, notamment celles touchant au lien entre écologie et justice (l’exhortation de Laudato si’ à « écouter tant la clameur de la Terre que la clameur des pauvres »), et retrouvent la profondeur de l’Incarnation. Le Ciel, c’est la demeure de Dieu, c’est la Terre et tous ses habitants qui sont sauvés et c’est d’une « nouvelle Terre » qu’il est question dans l’eschatologie. La seconde vise aussi bien les chrétiens que tous les autres : il faut se libérer de la théologie politique qui peut hanter encore certaines écologies politiques visant à établir le paradis sur Terre. Respecter les ordres, les articuler les uns par rapport aux autres doit permettre à la politique de retrouver sa modeste mais juste place : « faire durer un peu les vivants ».
Ainsi, en anthropologue pragmatique, Bruno Latour n’avance pas masqué, cachant des arrière-pensées idéologiques. Bien plutôt, il tente, loyalement, d’articuler les différents modes d’existence, et, qu’on le veuille ou non, la « religion » en constitue bien un, irréductible, sans qu’aucun n’absorbe les autres, il veut les garder tous dans une sorte d’universel (katholikos, en grec) de la négociation.