Dans un récit-enquête formidablement mené, Pascal Marichalar dévoile un aspect méconnu de l’histoire de l’astronomie depuis cinquante ans, les conflits de cette science toute-puissante avec les habitants des territoires où elle a construit ses principaux observatoires. Inversant le regard vers l’infiniment grand, le sociologue et historien pointe son attention vers l’ile d’Hawai’i et relate comment le volcan Mauna Kea, devenu le haut lieu de l’astronomie mondiale, est aussi le lieu où celle-ci pourrait bien ne plus jamais pouvoir observer le fin fond de l’espace et ses trous noirs, faute d’avoir pris en considération les populations autochtones et les liens qui les unissent à cette montagne.
La montagne aux étoiles commence comme un récit de voyage. L’été 2019, Pascal Marichalar part en famille visiter son oncle à Hawai’i, l’une des plus belles iles au monde selon tous les guides touristiques. Mais le sociologue-historien a en tête l’histoire de sa conquête par les Européens qui commence avec l’un de ses acteurs, James Cook, en février 1779. Bien que son précédent terrain ait porté sur les verriers de Givors, il connaît grâce à Alban Bensa qui a fondé l’Iris, le laboratoire auquel il appartient, les circonstances de la mort du capitaine et d’une trentaine de membres de sa flotte. Ce qu’il n’a pas précisément en mémoire, c’est que, organisée par la Royal Society, cette expédition dans le Pacifique arrivée à l’automne 1768 avait pour but d’observer un événement astronomique, le transit de Vénus devant le Soleil. Il s’agissait par l’observation précise de ce phénomène, en la croisant avec d’autres observations réalisées au même moment ailleurs sur la Terre, de déterminer la distance entre la Terre et le Soleil et donc de calculer la distance entre toutes les planètes du système solaire. Il s’agissait aussi et parallèlement d’améliorer la cartographie des terres déjà connues, et, bien sûr, de poursuivre la conquête de cette partie du monde, en plantant le drapeau britannique sur différentes iles – l’archipel Hawai‘i compris..
Le voyage de vacances de Pascal Marichalar ne se déroule pas comme prévu quand ce souvenir télescope le présent. À peine est-il arrivé que son oncle lui dit, le 15 juillet 2019 au matin : « tu as vu ce qui se passe sur la grande île ? […] un site d’information locale raconte que sur l’ile la plus au sud de l’archipel, aussi nommée l’île d’Hawai’i huit personnes de la communauté hawaïenne se sont enchaînées à l’aube au barre métallique d’une structure qui empêche le passage de bovins sur la route qui mène au sommet du volcan Mauna Kea, point culminant du Pacifique avec ses 4 207 m d’altitude. La police les a menacés d’arrestation pour obstruction illégale d’une route publique. Cependant, des centaines de personnes ont accouru en soutien et finalement le but de celles et ceux qui se font appeler les kia’i (protectrice et protecteur) de la montagne est d’empêcher le passage d’engins de terrassement et de minibus plein d’ouvriers vers le sommet. Quelques jours plus tôt, le gouverneur a en effet donné un nouveau feu vert à la construction d’un instrument astronomique le Thirty Meter Telescop (TMT) contesté depuis des années en justice et sur le terrain ». Les revendications des manifestants sont diverses : la protection d’un espace naturel magnifique et inviolé, le caractère sacré de la montagne ou encore l’histoire hawaïenne. Mais il s’avère surtout que ce qui fait l’unanimité, c’est la manière dont les scientifiques-entrepreneurs, qui appartiennent à de riches universités états-uniennes ou étrangères, se sont permis depuis la fin des années 1960 de construire une nuée de télescopes qui ont progressivement occupé le volcan. Le projet de construction d’un nouveau télescope, à proximité de la dizaine déjà existants sur le haut de la montagne, devenait en cet été 2019 le symbole de la dépossession coloniale.
Intrigué, le chercheur commence à mener l’enquête et découvre que l’affaire n’est pas nouvelle mais que le conflit a atteint un niveau où plus aucun mouvement en arrière n’est possible. Quatre ans plus tard, Marichalar assistera à son point critique pour les scientifiques internationaux ; le livre s’achève en effet sur ce constat : « Les astronomes qui ont toujours obtenu ce qu’ils voulaient pourraient ne pas parvenir à obtenir la reconduction du bail. En réalité, le risque d’une fin brutale de la mise à disposition des terres est bien réel ; cela tient au régime juridique sur lequel le bail de 1968 a été signé, expressément conçu pour ne pas être facilement renouvelable afin que des entités tierces comme l’Armée ne s’approprient pas durablement des terres publiques. » Et l’auteur de préciser que, pour étendre la durée de la location, il faudrait au minimum une proposition de loi votée par le parlement hawaïen, hypothèse improbable étant donné le climat politique né de la mobilisation anti-TMT.
Le sociologue-historien reprend donc le dossier depuis le début et retrace l’archéologie de cette histoire dont l’issue pourrait être fatale à la science la plus populaire au monde – Pascal Marichalar raconte qu’il manifeste lui-même depuis l’enfance un goût prononcé pour l’observation des étoiles. Il ne s’agit pas pour autant pour lui d’en faire le procès : son intention est d’écrire un livre « hommage au Mauna Kea, une montagne que kia’i et astronomes s’accordent à reconnaître comme un extraordinaire portail terrestre vers l’au-delà. Le volcan en sommeil est à la fois un témoignage vivant de la beauté fragile de notre monde et un site unique pour enquêter sur l’énigme première chère aux philosophes : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Dans un premier temps, il revient sur l’histoire de l’astronomie au XXe siècle et montre comment les observatoires quittèrent leurs lieux européens ou nord-américains pour se délocaliser loin des laboratoire et s’installer là où la qualité du ciel est considérée comme meilleure pour observer les étoiles. Son enquête dévoile ainsi une galerie de portraits dont le très central Gerard Kuiper, basé à l’université de Chicago puis à l’université d’Arizona. Ce Néerlando-États-Unien est l’un des astronomes à l’origine du changement des deux lieux d’observation à partir du début des années 1960 : le désert chilien (Cerro Tololo) et les volcans hawaïens. Le sociologue-historien nous fait entrer dans cet univers singulier dont les instruments, très couteux, sont partagés par une communauté scientifique très concurrentielle. Il a dépouillé de nombreuses archives et mobilise une imposante littérature pour nous familiariser avec cet univers ; il révèle comment sont préférés certains sites et par quels dispositifs juridiques ces observatoires de plus en plus monumentaux ont pu être édifiés. Il raconte la vie de cette communauté internationale à Hawai’i, ses luttes internes jour après jour, année après année (en particulier autour de l’Australien John Jefferies, premier directeur de l’Institute for Astronomy sur l’ile).
Parallèlement, il entreprend de faire la chronique des oppositions qui émergèrent localement contre l’appropriation de ce volcan hawaïen ; la lutte ne fut pas dans un premier temps celles des autochtones. « À l’heure où Gerard Kuiper proclame la supériorité du Mauna Kea et où John Jefferies en prépare la conquête personnelle, l’identité hawaïenne était toujours reléguée dans ses limbes, bien que les pratiques culturelles autochtones aient continué à se transmettre discrètement. » On apprend que les mobilisations furent d’abord environnementales ; elles s’incarnèrent notamment dans un couple, Mae et Bill Mull, membres de la fameuse Audubon Society. Lui était linguiste de profession et naturaliste amateur tandis que Maé avait choisi en 1970 à l’université de Hawaï une spécialité en lien avec la protection de la nature. Le symbole du combat contre les projets d’observatoires était un petit oiseau, traduction de la biodiversité exceptionnelle de l’archipel d’Hawai’i. Dans la première moitié des années 1970, la construction d’un nouveau télescope fut projetée ; elle allait s’accompagner d’un élargissement de la route, de la construction d’un camp de base pour les ouvriers mais aussi de la pose de câbles électriques et téléphoniques jusqu’au sommet. Or, ces équipements menaçaient une espèce d’oiseaux qui était particulièrement à risque, l’oiseau palila ; ces passereaux à la tête et à la gorge jaunes se nourrissaient en effet presque exclusivement de jeunes graines de l’arbre Mamane, une essence endémique à Hawaï qui poussait sur la zone. Ce combat environnemental prit une dimension internationale. Pascal Marichalar en relate les moindres détails, révélant aussi les conflits entre les sciences de la nature et les sciences astronomiques.
À la fin des années 1960, à cette dimension de défense de la nature s’ajouta, pour l’éclipser progressivement, la dimension identitaire et communautaire. « Tout commença à changer avec de nouveaux mouvements sociaux autour de la terre, de la culture et de la langue. Si elle s’inscrivait dans le mouvement mondial de contre-culture, la renaissance hawaïenne, telle que certains auteurs vinrent à la nommer, était fortement marquée par l’histoire locale. » Mauna Kea n’était pas seulement une réserve d’oiseaux rares, mais aussi et surtout un lieu sacré. Le sommet était en effet un site archéologique, un patrimoine local qui avait été longtemps nié ; le volcan était revendiqué comme un sanctuaire spirituel par les Hawaïens. Le sociologue-historien montre, dans de belles pages, comment la défense du volcan s’articule à l’émergence de cette hawaïnité.
Pascal Marichalar souligne aussi d’autres effets de ces mobilisations. Cette question, la nature coloniale de l’astronomie, ne laisse pas, en effet, la communauté scientifique indifférente. L’opposition au projet du TMT, (dont l’un des slogans est « We are Mauna Kea ») fit bondir certain.e.s ; de la brillante université de Berkeley, une célèbre astronome américaine, Sandra Faber, envoya un mail violent à ses collègues, dénonçant les menaces sur le télescope « attaqué par une horde de Hawaiiens autochtones qui mentent au sujet de l’impact du projet sur la montagne et qui mettent en péril la sécurité du personnel du TMT ». Ce message « raciste » fit scandale à Hawai’i mais il fut aussi très mal accueilli par quelques membres de la communauté qui n’avaient pas les yeux seulement fixés sur le ciel ; il contribua à montrer la division de la discipline. Une figure critique émergea en la personne de Chanda Prescod-Weinstein. Cette astrophysicienne publia en 2020 un livre (The Disordered Cosmos: A Journey Into Dark Matter, Spacetime, & Dreams Deferred, New York, Bold Type Books, 2021) qui pointe l’hétéronormativité, le racisme et l’idéologie coloniale de la science astronomique. Elle avait, dès les premières mobilisations dans les années 2000, refusé un poste prestigieux dans un observatoire du Mauna Kea, consciente des oppositions. Elle fut ainsi une des premières de ces « intellectuels spécifiques », pour reprendre la catégorie pensée par Michel Foucault, à tenter de « décoloniser » les sciences.
C’est sans doute l’autre grand intérêt de La montagne aux étoiles que de montrer comment les mobilisations autochtones agissent sur des savoirs aussi puissants et aussi investis politiquement que l’astronomie. Cook ne fut pas le bienvenu et celles et ceux qui suivirent et pensèrent un temps avoir aussi le monopole des étoiles doivent désormais penser et dialoguer avec toutes celles et ceux qui vivent sous la voute céleste et prendre aussi en considération leurs cosmogonies. Le livre de Pascal Marichalar en fait la plus efficace et la plus approfondie des démonstrations.