La beauté des histoires sans mots

Il est des œuvres qu’on ne saurait classer dans aucun genre, tant leur contenu, leur forme et la réflexion qui a précédé leur genèse sont idiosyncratiques et reflètent un parcours à nul autre pareil. Elles tranchent sur les autres, et c’est cette différence, ce caractère étranger, inclassable, qui les rend si précieuses, parce qu’il est toujours fascinant de découvrir le travail d’un artiste qui allie un nouveau regard à une nouvelle voix. Chemins vers la maison sans porte, de Françoise Catalàa, est l’une de ces œuvres, qui prend la forme d’un livre, mais sans mots.

Françoise Catalàa | Chemins vers la maison sans porte . Éditions du Regard, 120 p., 89 €

En feuilletant la centaine de planches en noir et blanc de Chemins vers la maison sans porte, on est d’emblée frappé par une sensation d’espace. Dans le vaste rectangle blanc de chaque double page, les dessins semblent se développer de manière organique, de pair avec l’histoire. L’encre noire se répand dans le cadre, parfois timidement, parfois avec fureur, dans un jeu permanent d’exploration. Les personnages de cette histoire, dont la forme laisse chacun libre d’interpréter leur nature – un œil, une sorte de périscope, peut-être un ver, peut-être simplement un symbole, la métaphore visuelle d’un processus –, évoluent « vers » quelque chose. Et l’on comprend que ce vers est essentiel. Cette histoire raconte un parcours jonché d’obstacles que le personnage, tout d’abord seul, puis démultiplié, s’emploie à franchir. De planche en planche, les yeux/périscopes creusent les sols, rongent les matières, puis émergent et observent. Ils arpentent leur monde, en explorent les merveilles et les beautés, on les sent fascinés par l’ampleur du spectacle, mais, au fil du temps, ils sont de plus en plus nombreux et anonymes. Ils s’agglutinent dans des environnements anguleux et hostiles, le noir gagne sur le blanc, jusqu’à ce qu’ils plongent tous dans le même entonnoir, dont ils ressortiront sublimés, et ne faisant plus qu’un. Un seul être arc-en-ciel dans un noir profond.

Françoise Catalàa, Chemins vers la maison sans porte
Une des pages illustrée de « Chemins vers la maison sans porte », de Françoise Catalàa © Éditions du Regard

Bien sûr, tout ce qui précède n’est qu’une lecture du magnifique ouvrage de Françoise Catalàa, dont l’intérêt majeur est qu’on pourrait facilement en faire des dizaines d’autres. Sans un mot, elle écrit l’histoire d’une vie, peut-être l’histoire du vivant. Ces petits êtres curieux, explorateurs et industrieux nous ressemblent. Comme nous, ils sont sensibles à la beauté, mais ça ne les empêche pas de ronger tout ce qu’ils trouvent sur leur passage pour aller voir plus loin, derrière, de l’autre côté, pour satisfaire cette curiosité insatiable contre laquelle ils ne peuvent apparemment rien. Ils avancent, et on ne sait s’ils veulent sortir de cette maison sans porte ou y entrer. Dans la postface, on lit la phrase suivante : « Comme les œufs, les tombes sont souvent des maisons sans porte ». Et c’est peut-être une des clés de lecture de cette œuvre. On va tous d’une maison sans porte à une autre, mais ce sont nos « chemins » qui comptent.

Françoise Catalàa a su insuffler des émotions aux petits êtres qu’elle dessine, mais aussi une forte densité narrative à ses planches. Ses personnages laissent toujours une trace, un sillon, un tunnel, un trou dans une paroi, qui n’est encore visible que parce qu’ils ont détruit/rongé/creusé ce qui se trouvait devant eux. Ainsi, c’est la destruction qui rythme leur progrès, et les ruines qui écrivent leur histoire. L’œil en suit les méandres et les circonvolutions, il les accompagne dans leurs tribulations tout comme des personnages de roman. Certes, tout le monde n’imaginera pas le même récit, mais chacun en aura un en tête : réflexion philosophique sur le sens de la vie, dénonciation des ravages que notre espèce inflige à la planète, quête mystique d’un au-delà meilleur, témoignage, constat…

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Au-delà de l’interprétation, nécessairement subjective, un autre caractère s’impose comme une évidence : la poésie dont ces pages sont empreintes. Chaque planche est un tableau sur lequel on passe de longues minutes, tant les images sont fortes, belles et intrigantes. L’une des vertus de la poésie est de permettre aux adultes que nous sommes devenus d’éprouver à nouveau les fascinations et les émerveillements qui nous saisissaient quand, enfants, nous découvrions le monde. En cela, Chemins vers la maison sans porte remplit doublement son rôle, puisque, par choix esthétique, il nous fait revivre ces longs tête-à-tête avec les livres d’images qui construisaient nos imaginaires avant même que nous sachions lire. Ce rapport avec le livre qui s’exonère de la lecture, c’est-à-dire de la première des strates de rationalité qui accompagnent notre parcours vers l’âge adulte, nous propulse donc dans un espace plus sensoriel. Et dans l’ouvrage de Françoise Catalàa, c’est l’absence de verbalisation qui donne de la substance aux sentiments flous qui traversent chacun d’entre nous. Ces ressentis indéfinissables émergent des planches comme autant d’évidences. On ne comprend pas bien comment ni pourquoi, mais on sent que ces dessins nous disent quelque chose d’essentiel, qu’ils portent une vision dans laquelle nous pouvons nous reconnaître et nous projeter, tant individuellement que collectivement. Bref, il y a quelque chose d’universel dans ces Chemins vers la maison sans porte, et d’une grande beauté.