Un Astérix du communisme

L’Albanie, enfant terrible du communisme, rompit avec la Yougoslavie de Tito, l’URSS de Khrouchtchev, la Chine de Deng Xiaoping, et se ferma au monde. Elle se couvrit de bunkers dans une paranoïa obsidionale face à un ennemi imaginaire. Un communisme de guerre fut instauré avec la volonté, dans cette société traditionnelle rurale très pauvre, de bâtir une économie fondée sur l’industrie lourde, fidèle en cela au modèle soviétique promu par Staline. Le Petit Père des peuples, en effet, fit toujours l’admiration d’Enver Hoxha (1908-1985) qui fut le maître de l’Albanie. Bertrand Le Gendre retrace son itinéraire.

Bertrand Le Gendre | Enver Hoxha. Albanie, les années rouges (1944-1991). Flammarion, 235 p., 22,90 €

Hoxha, né dans une famille de la petite bourgeoisie de Gjirokastër, devint un parfait francophone en fréquentant le lycée de Korça, fondé par l’armée française en 1917. Cet établissement forma l’élite du pays. Boursier du royaume de Zog Ier, Hoxha se retrouva à Montpellier pour faire des études de sciences naturelles qui ne l’intéressaient nullement. Il mena une vie oisive et s’installa un temps à Paris puis à Bruxelles. Il n’obtint jamais aucun diplôme. Bertrand Le Gendre rappelle également que, contrairement à la légende, le dandy n’eut aucune activité politique et n’écrivit jamais d’articles dans L’Humanité. Les Albanais qui logeaient avec lui à Paris, rue Monsieur-le-Prince, en attestent et affirment qu’il fallait le réveiller à midi pour aller manger.

De retour en Albanie en 1936, il est invité, avec des notables, à prononcer des discours officiels. Au lycée de Korça, il est chargé des cours… de morale ! Ses activités subversives ne devaient donc pas être très intenses. Il s’engage en participant à une manifestation contre l’occupation italienne en novembre 1939. Bien que peu politisé, il participe ensuite à la fondation du Parti communiste albanais sous l’égide des Yougoslaves qui demandent la fusion de trois groupuscules. Hoxha va sortir du lot : militant à temps partiel, il n’a pas trempé dans les querelles intestines des groupes ; il est musulman, ce qui n’est pas fréquent dans le groupe de Korça ; et il est jugé inoffensif et manipulable par les hommes de Tito. De plus, sa culture française en impose.  

Enver Hoxha. Albanie, les années rouges
Enver Hoxha en tenue de partisan (Odrican 1944) © CC0/WikiCommons

Pendant la Seconde Guerre mondiale, sanglé dans un uniforme, il prend le maquis. Toutefois, c’est Mehmet Shehu, son fidèle second, combattant pendant la guerre d’Espagne, qui a les compétences militaires. Churchill, en août 1944, abandonne la résistance républicaine et conclut un accord avec les communistes. C’est la Grèce qui l’intéresse, et ce sont les communistes qui vont s’emparer de Tirana. Un État policier s’instaure. Peu après la guerre, Américains et Anglais quittent le pays. Reste la France… Nos diplomates ne peuvent aller chez le coiffeur sans provoquer un silence pesant dans le salon dont la porte reste ouverte avec un agent de la Sigurimi, la sécurité d’État, dans l’encadrement ! 

La légende veut que Hoxha ait été nationaliste et opposé à la fusion de l’Albanie avec la Yougoslavie comme cela était prévu. En réalité, les Yougoslaves commençaient à l’écarter car ils lui préféraient Koçi Xoxe, véritable ouvrier, chrétien orthodoxe et moins occidentalisé. En 1958, la rupture entre Moscou et Belgrade sauve Hoxha qui s’empresse de liquider « les Titistes ». Il va rencontrer Staline qui accepte d’aider l’Albanie mais à qui il fait mauvaise impression. Sagace, le maître du Kremlin le juge « petit-bourgeois trop enclin au nationalisme ». 

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Après la mort de Staline, Hoxha sollicite à nouveau de l’aide. Il est reçu froidement par Mikoyan, qu’il dépeint avec férocité. C’est un « Arménien au visage noiraud et maussade […], un usurier qui faisait claquer son dentier en remuant constamment les mâchoires ». L’aide est accordée mais le Soviétique tente de décourager Hoxha de se lancer dans une économie d’industrie lourde et l’incite à renforcer l’agriculture. Hoxha se tait, et voit aussi d’un très mauvais œil le rapprochement entre Tito – l’ennemi capital – et Khrouchtchev, qui se rend à Belgrade (1955). Celui-ci affirme que Staline a eu tort de rompre les relations et de ne pas considérer qu’il y avait plusieurs voies pour construire le socialisme. L’année suivante, le fameux « rapport Khrouchtchev » sur les crimes du tyran « meurtrit » le cœur de Hoxha qui ne veut pas y croire, tout comme Mao. Cependant, il reçoit en Albanie, pendant douze jours, le dirigeant soviétique avec toutes les marques extérieures les plus chaleureuses. Khrouchtchev joue sa partie avec « une condescendance bonhomme ». Une aide supplémentaire est accordée mais le conseil de favoriser l’agriculture plutôt que l’acier est réitéré. La déstalinisation exigeait, dans les pays satellites, une direction collégiale et, souvent, la mise à l’écart des anciens gouvernants. Hoxha se sentait donc menacé, d’autant que Khrouchtchev demandait l’impossible : la réconciliation avec Tito, le frère ennemi qui avait réussi ! 

Hoxha, pour conserver son pouvoir, est décidé à rompre. Il va oser braver avec éclat l’Union soviétique à Moscou même, lors de la réunion des 81 partis communistes en 1960. Une entrevue avec Maurice Thorez n’a pas réussi à le dissuader de susciter un scandale. À la tribune, il accuse : « Notre seul crime est d’être un petit Parti ; le Parti d’un petit pays, d’un peuple pauvre, qui, selon les conceptions du camarade Khrouchtchev, doit se contenter d’applaudir, d’approuver, mais ne pas exprimer son opinion ». Il lui reproche aussi d’avoir trahi « le grand Staline » et de soutenir « le renégat » Tito. 

Naturellement, Hoxha n’est pas seul. Il relaie les théories chinoises contre la « coexistence pacifique ». Mao est ravi de soustraire aux « révisionnistes » soviétiques un pays du camp communiste. L’aide chinoise va arriver. Bien qu’en1962 la Chine soit à bout de souffle à cause du « Grand Bond en avant », Pékin accepte de construire vingt-cinq centres industriels. Une industrie lourde se profile enfin ! Nonobstant, l’Albanie hérite aussi, en 1966, de la Révolution culturelle appelée « révolutionnarisation ». Elles ne sont pas identiques car Hoxha ne cherche nullement à détruire le Parti, loin de là. Dans une perspective plus proche d’Atatürk que de Mao, il va chercher à poursuivre la destruction de la société traditionnelle. Ce qui restait des clergés est anéanti, les églises et les mosquées sont fermées ou rasées, l’État devenant officiellement athée. L’artisanat est interdit, la collectivisation s’amplifie encore et nombre de coutumes et traditions sont prohibées. En 1973, est ouvert un musée de l’athéisme à Shkodra, grande ville catholique.

Les purges se succèdent ; le culte de la personnalité s’accentue. À l’école, on apprend la chanson : « Petit enfant, j’ai deux mamans ; la première, c’est le Parti » ; « J’aime le Parti autant que ma mère, j’aime le camarade Enver autant que mon père ». Comme Hoxha a écrit une centaine d’ouvrages, il est prudent, dans un appartement albanais, d’avoir quelques livres de l’oncle Enver bien en évidence. Toutefois, il convient de reconnaître un point positif à ce système : l’école obligatoire pour les filles et leur accès à l’université, ce qui n’allait pas de soi dans cette société où le masculin l’emportait nettement. 

Bertrand Le Gendre, Enver Hoxha, Albanie, les années rouges (1944-1991)
Un défilé du 1ᵉʳ mai très encadré (Tirana, 1988) © D.R.

Avec le temps, l’idéologie chinoise change radicalement. « La politique du ping-pong » rapproche Américains et Chinois, Nixon est reçu à Pékin en pleine guerre du Vietnam, et, comble d’horreur, en 1977, c’est au tour de Tito. Hoxha voudrait discuter d’égal à égal avec Deng Xiaoping. Évidemment, l’empire du Milieu le regarde de haut, et c’est la rupture.  Deng se voit gratifié des surnoms de « Petit Napoléon » et de « Fasciste chinois ». La Chine rappelle ses 500 experts et renvoie dans leur pays les 104 étudiants albanais boursiers.

Cette rupture, vraiment idéologique cette fois, est un saut dans le vide et va coûter cher à l’Albanie qui, pour la première fois, se retrouve seule. Le pays ne peut entretenir son industrie et, la démographie étant forte, la pénurie s’installe. N’ayant plus d’alliés, Hoxha s’imaginait, dans son délire de persécution, « que Washington faisait de sa chute un axe majeur de sa politique étrangère, un sombre dessein que Belgrade et Moscou partageaient ». Bernard Le Gendre le décrit : « Seul, la plume à la main, dans son bureau de Tirana ou face à des auditoires disciplinés, il se consolait de n’être qu’Enver Hoxha, le leader négligé d’un pays qui n’était que l’Albanie, en se présentant comme le seul digne héritier de Staline ». 


La « Sigurimi » terrorise plus que jamais la population avec un ample réseau de délateurs. Un simple propos jugé déplacé ou l’écoute d’une radio étrangère conduit en prison. Les frontières sont étroitement gardées ; fuir le pays fait encourir la peine de mort. En vertu de la responsabilité collective, un délit politique entraîne l’emprisonnement ou la relégation de toute la famille. Bertrand le Gendre rappelle les chiffres. Dans ce tout petit pays d’un million et demi d’habitants en 1945, il y eut sous le régime communiste 7 400 exécutions, 20 400 prisonniers politiques, 22 880 internés déportés, 1 130 détenus morts en prison. En 1981, même le vieux compagnon d’Enver Hoxha, longtemps Premier ministre, Mehmet Shehu, est contraint au suicide ou assassiné.

L’auteur consacre un chapitre à la pathologie politique de Français, véritables hallucinés, qui vénérèrent le tyran. Il s’agit, d’une part, de la longue dérive de militants du Parti communiste français qui virèrent prochinois puis, orphelins de Mao, se réfugièrent dans l’isolat albanais. D’autre part, assez étrangement, des notabilités comme le professeur Paul Milliez ou Robert Escarpit ne tarirent pas d’éloges pour ce pauvre pays et le tyran, à travers l’affreuse association des « Amis de l’Albanie ».

Hoxha meurt en 1985. Des funérailles, avec défilés interminables devant le corps, mines contrites, crises de larmes hystériques – souvent devant les caméras de télévision – sont mises en scène. Des cénotaphes avec l’inscription « Enver Hoxha 1908-Immortel » sont construits dans tout le pays. À Tirana, trois ans plus tard, est édifié un immense mausolée-musée pour Enver Hoxha en forme de pyramide ! Il sera pillé à la chute du régime, et les enfants en feront un toboggan géant.