Depuis la mort de Michel Ragon (1924-2020), les initiatives se multiplient pour faire vivre la mémoire de cet invaincu, qui, après s’être arraché à ses origines pauvres et paysannes, fut saute-ruisseau, bouquiniste, critique d’art, historien et professeur d’architecture, mais aussi poète et romancier. Diverses publications et manifestations permettent de mesurer l’insatiable curiosité d’un homme qui a construit sa vie et son œuvre en autodidacte.
La biographie d’André Derval, Michel Ragon, singulier et pluriel, est ceinte d’un bandeau rouge annonçant « L’homme aux mille visages », comme un clin d’œil au génial Lon Chaney. À chacun son Ragon : le critique d’art passeur de l’abstraction lyrique, l’historien de l’architecture moderne, le libertaire, le promoteur de la littérature prolétarienne, le romancier populaire, plus rarement sans doute – mais non moins estimable –, le poète. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de citer Les mouchoirs rouges de Cholet, dont le titre seul m’est une madeleine de Proust, car j’en revois encore la couverture en camaïeu de bleus sur l’étagère à livres de ma grand-mère maternelle en Vendée. Et c’est à un bleu plus intense et profond que j’associe encore la découverte, plus tardive, moins sentimentale, mais tout aussi marquante, de son admirable Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, dégagée des ukases idéologiques. Oui, à chacun son Ragon. Mais il est une figure qui unifie pour ainsi dire toutes ces versions de lui-même : celle de l’autodidacte.
En 2022, au musée de l’Histoire vivante de Montreuil, une exposition était consacrée à « Michel Ragon, un autodidacte toujours sur la brèche ». Ce n’était certes pas la première, d’autres ayant célébré l’infatigable médiateur, passeur de savoirs que fut Ragon, mais sa conceptrice, Sarah Al-Matary, historienne de l’anti-intellectualisme en France, choisissait pour aborder l’œuvre protéiforme de ce polygraphe talentueux l’angle primordial de l’autodidaxie.
Biais particulièrement pertinent dans la mesure où Ragon se considérait lui-même comme l’un des derniers autodidactes, et qui permet d’aborder autrement l’histoire littéraire : non par ses grands boulevards et ses figures canoniques, mais par ses ruelles tortueuses, comme plongées dans une semi-obscurité. La figure de l’autodidacte en recoupe d’autres, mieux connues, dont elle se distingue toutefois, à commencer par celle, plus aristocratique, de l’amateur – dont on trouvera une illustration littéraire dans le personnage de Barnabooth de Valery Larbaud –, ou encore celle du self made man, qui appartient pour sa part à la mythologie libérale. Moins valorisée, elle a souvent été l’objet de nombreuses critiques, ainsi que le rappelle Sarah Al-Matary dans l’introduction au passionnant numéro des Études sociales consacré à l’autodidaxie. Ragon lui-même n’oubliait jamais de citer Sartre qui dans La nausée raillait la méthode de l’autodidacte qui « s’instruit dans l’ordre alphabétique ». Ce faisant, il retournait le stigmate pour mieux se l’approprier. Néanmoins, cette revendication ne relève pas de la seule posture : elle constitue un invariant dans sa trajectoire intellectuelle, dont il ne faut pas sous-estimer la charge existentielle. Ragon fait en effet de l’autodidacte une figure de l’entre-deux : entre deux langues, celle des « esclaves » et celle des « prétoriens », mais aussi entre deux cultures. Position inconfortable conduisant à un certain malaise social – ce qu’il résume en une formule savoureuse dans L’accent de ma mère : « le cul entre les deux chaises de mes deux cultures ».
Deux ouvrages permettent, chacun à sa manière, de mieux cerner la vie et la trajectoire de Michel Ragon. La biographie d’André Derval propose un parcours chronologique très documenté en trois temps : aux « Apprentissages » succèdent les « Constructions », puis les « Années de plénitude ». Parcours ascensionnel donc, conforme à la trajectoire idéale de l’autodidacte qui s’est arraché à son milieu social pauvre et rural par sa « rage de lire » – j’emprunte l’expression au très bel hommage rendu par Thierry Maricourt à celui qui fut son ami, dans un ouvrage parfaitement composé et richement illustré qui met l’accent sur les années de formation de l’écrivain et ses amitiés libertaires, notamment avec le poète Armand Robin ou le militant pacifiste Louis Lecoin.
Rage de lire et d’apprendre donc, non dans l’ordre alphabétique, on l’a compris, mais dans un désordre qui traduit d’autant mieux cette pulsion de savoir, son caractère aussi insatiable qu’enthousiaste. Telles pages de ses carnets de lecture, reproduites dans l’ouvrage de Maricourt, font cohabiter Léon Daudet et Fénelon, Chateaubriand et un Art d’écrire enseigné en 20 leçons, culture légitime et manuels d’autodidacte. Tolstoï y voisine avec Pourrat, Ovide et Sophocle avec Apollinaire et Tzara. Le Zarathoustra y est pris en étau entre Paul Claudel et Francis Jammes, et saint Thomas d’Aquin y tient la dragée haute à Romain Rolland et Jules Romains.
Mais celui en qui le jeune Ragon se reconnaît instantanément, c’est Rousseau, fils du peuple érigé en modèle de l’autodidaxie. Ce ne sont là que quelques exemples des lectures d’un garçon de dix-sept ans. Le désordre est relatif, le qualitatif l’emporte. C’est qu’au lendemain de la débâcle, Ragon a retrouvé chez sa tante, Odette, sa demi-sœur née de l’union de son père avec une Indochinoise. Plus âgée de quelques années, elle est son « premier mentor », ainsi qu’il l’écrit dans Ma sœur aux yeux d’Asie, un mentor qui lui permet de mettre un peu d’ordre dans ses lectures. Après Odette, il y aura d’autres guides, mais jamais Ragon n’abdiquera sa liberté, au risque de se brouiller avec ceux-là mêmes qui lui veulent du bien, au premier rang desquels Henry Poulaille et Édouard Dolléans. C’est que pour lui l’autodidacte est avant tout « un affranchi ». Sans doute son autodidaxie – contrainte par la mort précoce de son père et par des conditions d’existence difficiles – et son libertarisme jamais renié puisent-ils leurs racines dans une soif de liberté qui naît dans les jupons d’une mère possessive jusqu’à l’excès.
En somme, Ragon agit en franc-tireur, n’hésitant pas à proclamer son goût pour les écrits de Marcel Jouhandeau ou de Céline, à une époque où l’un et l’autre sont mis au ban du champ littéraire suite à leur collaborationnisme pendant la Seconde Guerre mondiale. André Derval précise que Ragon chercha même à rencontrer Céline après la guerre alors que celui-ci avait fui au Danemark, mais l’écrivain du Voyage au bout de la nuit ne le reçut pas. Lors d’un entretien radiophonique vers la fin de sa vie, Ragon donna une autre version, précisant que c’est lui qui refusa d’aller visiter Céline chez lui. À la fin des années 1950, alors qu’une partie non négligeable de l’intelligentsia est acquise au marxisme, Ragon signe un pamphlet virulent à l’encontre de Marx, qu’il dépeint en manipulateur, allant jusqu’à le qualifier de « ténia du socialisme ». Et alors qu’il est parvenu à une indéniable reconnaissance dans le monde de l’art, il se détourne de la critique d’art, écœuré par les spéculations et manœuvres du marché de l’art. S’ouvrent alors devant lui de tout autres champs d’investigation qui vont lui apporter stabilité professionnelle et succès populaire : l’architecture moderne et son histoire familiale.
C’est cette dernière qui forme la matière des deux romans largement autobiographiques que réédite Albin Michel, éditeur historique de Ragon : L’accent de ma mère et Ma sœur aux yeux d’Asie. Des récits-enquêtes qui se répondent, justifiant leur publication en un volume unique. C’est le dialogue du proche et du lointain, de la Vendée et des colonies, de la mère et du père – au sens littéral, Ragon donnant à lire l’un et l’autre –, de Loti et de Rabelais.
Dans le premier récit, Ragon le fils, parvenu à une position sociale enviable, est confronté, au hasard d’une conversation téléphonique, à l’accent de sa mère. Accent oublié, perdu peut-être, renié sans doute à force de chercher à acquérir une culture livresque pour se délivrer de l’obscurantisme. Avec un tact anthropologique tel que le livre fut réédité dans la célèbre collection « Terre humaine » dirigée par Jean Malaurie, destinée à donner voix à des minorités des cultures orales à la parole confisquée, Ragon remonte le fil de la langue maternelle. Car l’accent dont il est question n’est pas qu’une façon de prononcer, c’est plus largement la langue qu’il porte, ce patois du bocage vendéen qui ressurgit à la faveur d’une scène de jalousie maternelle ou, de façon tout à fait inattendue, dans un café du Québec. C’est cette identité rurale égarée en cours de route dans la quête de cette « autre culture » qui finit par s’interposer entre l’autodidacte et sa mère.
En cela, L’accent de ma mère est un récit de transfuge sans complaisance et parfaitement clairvoyant. Le récit de Ragon aurait tout aussi bien pu s’intituler « Les mains blanches ». Cette expression, qui revient comme un leitmotiv, témoigne en effet du fantasme d’ascension sociale de la mère. Elle cristallise aussi son dégoût de la terre, de la nature hostile et avilissante. Sans doute Ragon s’est-il souvenu des très belles pages qu’un autre autodidacte, Pierre Hamp, avait écrites à ce sujet : « Le préjugé des mains blanches fait que la classe la plus honorée de la nation est la moins productive. Dans le respect populaire le travailleur des durs métiers est au plus bas, l’employé en haut. Dans la considération bourgeoise, l’industriel, le fabricant sont derniers, l’écrivain premier. » (L’art et le travail, 1923). Les livres qui ont d’abord réuni Ragon et sa mère de façon quasi fusionnelle finissent par interférer dans leurs relations. D’abord défiante, elle finira par se rallier à cette « autre culture » à laquelle appartient désormais son fils, « mais en restant sur le seuil, comme une pauvresse sur un escalier d’église ». L’accent de ma mère est en fin de compte un grand livre blessé sur la perte lente de l’identité rurale.
Au livre de la mère, succède Ma sœur aux yeux d’Asie qui est le livre du père, sous-officier de la coloniale, revenu d’Indochine avec une jeune fille, Odette, sa fille, née de sa relation avec une femme cambodgienne. Ragon y entremêle le récit particulièrement sensible de ses retrouvailles avec sa demi-sœur à la faveur de la débâcle de 1940 et l’enquête sur le passé de son père en Indochine. La découverte de la correspondance de leur père donne lieu à une exploration sans complaisance du colonialisme et de l’idéologie raciste qui le sous-tend, et dont le père était le vecteur ordinaire. La force du récit est de mêler les fils historiques, si bien que la tante Victorine, paysanne, pétainiste convaincue et anglophobe, incarne la permanence de cet obscurantisme auquel le jeune Michel souhaite échapper. Sans jamais être vraiment remis en cause, les préjugés racistes du père s’effritent de-ci de-là, grâce à son union avec une « congaï », mais également au contact des « nahqués » – littéralement les paysans indochinois –, qui font vibrer chez ce fils de paysans les cordes d’une prise de conscience de classe, fantasmée ou authentique, il est permis de se poser la question. Surtout, Ragon a le génie de la nuance, de la contradiction qui se loge au cœur de chaque être, si bien que ni le père ni la tante Victorine ne nous sont antipathiques bien que le portrait qui est fait d’eux soit sans complaisance aucune. C’est ce qui conduit Ragon à sonder la langue du père, duale, qui est à la fois celle de son époque, et en cela, imprégnée par l’idéologie coloniale et ses stéréotypes racistes, et celle de l’humanisme rabelaisien.
La réunion de ces deux récits se justifie d’autant plus qu’ils construisent l’un et l’autre une mémoire fantasmagorique de la langue, et à travers elle de l’identité. La forme même du récit-enquête, ce « dialogue impossible » avec les morts, apparaît alors comme une formidable œuvre de compréhension, digne héritière du projet humaniste.