Ce roman singulier, poétique et d’une grande liberté formelle de Laura Imai Messina, auteure d’origine italienne vivant au Japon depuis de nombreuses années, dit sa fascination pour cette civilisation où « tout signifie » grâce la charge symbolique qui affecte chaque chose du monde, chaque geste, chaque rite.
Mais surtout, il déploie son imaginaire autour de ce que Michel Butor qualifiait de « génie du lieu » : ici, l’étrange musée des « battements de cœur » conçu par l’artiste Christian Boltanski. Dans des archives sonores aux rythmes multiples, se vérifie une confiance dans la possibilité de la transmission, l’ouvert de la vie : « Ce qui compte […] c’est uniquement de transmettre la mémoire, parce que les gens ne reviennent à la vie que dans la rencontre des autres ».
L’île des battements de cœur illustre une poétique tout entière inspirée du génie de deux lieux : le Japon et Teshima, une petite île, située au sud-ouest, dans la mer intérieure de Seto. C’est en effet d’une intense sensibilité à ces deux toponymes, à leur pouvoir d’évocation, que semble naître, se lever – comme le vent se lève – l’imagination qui confère une forme absolument singulière à cette fiction. Sensibilité à un pays : le Japon caractérisé par cette saturation symbolique qui motive tous les signes, tous les objets, tous les gestes, qui codifie toutes les relations interhumaines, informant une syntaxe du monde partagée par tous les habitants, bref une cosmologie de signes, comparable en cela à cette Chine ancienne qui enthousiasmait Victor Segalen, le conduisant pour ces mêmes raisons à percevoir « l’empire du Milieu » comme l’espace « du Réel achevé », puisque tout ce que l’œil perçoit, tout ce que l’oreille entend, tout ce que l’odorat capte, peut, doit, être inscrit dans un tissu symbolique.
Symbolique aussi, cette adhésion passionnée à la culture, à la civilisation japonaise (dans sa filiation chinoise), le fait que Laura Messina ait inséré un second patronyme, Imai, composé de deux kangis eux-mêmes surchargés de connotations culturelles, pour définir son identité, double, italienne (langue dans laquelle elle écrit) et japonaise. Sans doute est-ce la sensibilité extrême à ce « génie du lieu » – dans l’espace, plus encore dans le temps – qui permet de comprendre la teneur anthropologique de ce roman : la description de rituels (funéraires, mémoriels…), la tentative, par éducation d’un enfant interposée, de faire découvrir au lecteur l’écriture japonaise et l’infinie complexité des motivations qui justifient la juxtaposition des « kangis », des « caractères », qui la constitue. Un bref glossaire, en fin d’ouvrage, atteste de cette volonté de « faire connaître » mais sans aucune pesanteur didactique, « selon le cœur », faire partager un amour pour le génie millénaire de ce lieu où Laura Imai vit depuis de nombreuses années.
Mais c’est la petite île de Teshima, dupliquant ce génie du lieu et l’ouvrant à l’universel, qui apparaît comme le lieu de naissance de cette fiction. L’auteure tient à écrire dans une « Note importante » que la visite de l’île constituait pour elle, après une période dépressive, une irrépressible « pulsion de vie ». Dans cette île se trouve le Musée des battements de cœur qui abrite une seule œuvre : « Les archives du cœur » ». C’est le nom donné par Christian Boltanski, à son projet : l’enregistrement et l’archivage de dizaines de milliers de battements de cœur, de personnes vivantes ou disparues, recueillis sur tous les continents par tout un chacun, donnant ou pas des informations sur son identité. Autant de signatures sonores de cœurs singuliers et quelconques que le visiteur peut venir entendre avant d’enregistrer, à son tour et s’il le souhaite, les battements de son propre cœur, en en fixant le rythme, le timbre, la fréquence pour l’éternité. Ce musée apparaît comme le foyer d’expansion d’un imaginaire déployé par le roman de Laura Imai Messina, où le mot « cœur » est saisi dans toutes ses ramifications symboliques, physiologiques, graphiques en forme d’origami, grâce à un ensemble de variations qui se tissent dans le récit.
Le roman met en étroite relation le lieu et la vie du personnage fictif principal : Shûichi lui-même affecté depuis sa petite enfance d’une maladie cardiaque, un homme de quarante ans, dessinateur à succès de bandes dessinées, qui vit seul après avoir perdu son jeune enfant, Shingo, dans un accident, puis avoir été quitté par sa femme. La quatrième de couverture rend compte de la trame du récit, mais de façon bien trop linéaire : « À la mort de sa mère, Shûichi […] revient sur les lieux de son enfance. Lui qui s’attendait à être seul croise le chemin d’un jeune garçon au comportement énigmatique, qui semble avoir connu sa mère…. ». De cette rencontre avec Kenta vont naître de nouveaux battements de cœur : « Quand il avait vu Kenta pour la première fois, il avait cru rêver tant sa ressemblance avec Shingo était frappante », des battements de cœur à nouveau « ouverts » aux autres, à l’émotion de la rencontre. À côté de Kenta apparaîtra Sayaka, avec laquelle se dessine une relation.
Mais la grâce de ce roman réside justement dans l’absence de linéarité chronologique du récit – chaque chapitre, souvent très bref, s’organise selon une extrême diversité d’inventions formelles, tisse un réseau de moments singuliers ou banals de la vie des personnages, de leurs échanges, de leur communauté dans l’instant, de leur mémoire, les saisit à divers âges de leur existence. Shûichi, pour la conception de ses bandes dessinées, applique cette liberté narrative (« on peut prendre une histoire par n’importe quel bout, tôt ou tard, on comprend comment elle se terminera »). Chacun de ces moments semble correspondre aux différentes modalités de « battements du cœur », doki doki en japonais pour dire le « son » du cœur lors d’une émotion. Ils apparaissent comme autant de vignettes organisant la page en fonction d’une logique graphique de juxtaposition telle qu’elle se présente dans la bande dessinée précisément. La plupart du temps, chacun de ces « battements » est traduit par une poétique allusive, par une douceur de la notation qui évoque le thème de la rencontre, du partage, comme une mise en œuvre de la pudeur, de la tendresse, de l’inter-diction. Cet art du récit peut se définir par un art du filage, du tressage de connexions, spatiales et temporelles mais, par-dessus tout, émotives de la mémoire.
Il ne s’agit pas pour autant de nier que ce roman raconte le retour à la vie, dit la possibilité libératrice du deuil accepté, la force du devenir. Mais son intérêt réside surtout dans la métaphore des battements de cœur comme l’archive même de la vie qui est, de la vie qui fut. Et dans les modalités d’évocation de la fluctuation infinie des rythmes cardiaques enregistrés se dit l’espoir de négation de ces propos pourtant de Boltanski lui-même inscrits sur le mur « à l’entrée des Archives du cœur » : « Plus on accumule des preuves de la réalité de quelqu’un, plus on montre qu’il est absent. Toute mon activité était donc vouée à l’échec : durant toute ma vie, je n’ai cessé d’accumuler des preuves pour empêcher les choses de disparaître, et finalement je n’ai fait que renforcer leur disparition, accentuer la vision de cette perte. » L’île des battements de cœur apparaît comme un hommage au « mal d’archive » repéré par Derrida, qui détermina la poétique de la trace, de « ce qui reste » chez Boltanski. La mère disparue de Shûichi, lors de la visite faite dans cette île où battent pour toujours les cœurs des hommes murmure : « Ce qui compte […] c’est uniquement de transmettre la mémoire, parce que les gens ne reviennent à la vie que dans la rencontre des autres ».
L’île des battements de cœur est le second livre de Laura Imai Messina traduit en français par Marianne Faurobert après la parution, en 2021 chez le même éditeur (et disponible en 10/18), de Ce que nous confions au vent. Dans ce roman également, c’est d’un lieu tout à fait singulier que naît l’imagination fictionnelle. Après le tsunami de 2011, sur la côte ouest du Japon, a été installée une cabine téléphonique : « le Téléphone du vent », raccordé à aucun réseau, où chaque année se rendent des centaines de personnes endeuillées par le séisme, pour décrocher le combiné et « confier au vent des messages à destination de leurs proches disparus ».