En bref

Dans notre nouvelle chronique collective réunissant des critiques brèves, les livres de Vincent Broqua, Lorina Bãlteanu et Tanella Boni, côté littérature ; et du côté des essais, une vie intrépide dans la Résistance et les espions français de Prague, ainsi qu’un livre de Lucien Kroll faisant jouer technique et humanisme.


Vincent Broqua | La langue du garçon. Al Dante, 88 p., 17 €

Organisé en trois séquences, « feu » « frais » et « plage critique », La langue du garçon éclate en petits textes-projectiles et nous propulse dans un espace tout en légèreté et pulsations. Les vers – très courts, aériens – jouent parfois avec les paroles de grandes chansons pop : on reconnait Cucurrucucu Paloma (« velours rouge / sur ma mère / dis parle / koukouroukoukou »), Sweet dreams d’Eurythmics, Céline Dion. Parfois ils s’amusent d’expressions toutes faites comme d’un petit bois poétique, prompt à flamber. Ou bien ce sont des monosyllabes : «  », « dis » « roux » « tu crois ? » « plissé-/comme » qui, en contexte de retrouvailles amoureuses, déploient leur aura. À la fin de chaque section, on trouve des bouts d’encyclopédie : mails, herbiers, dessins. La langue s’origine non dans un corps, mais  entre les corps. À la fin du recueil, elle flambe entre le marbre d’une statue et les mains caressantes de deux touristes. Il lui arrive (« flic-flac/ glissade / […] / ton transfert / de poids / qui part en vrille») de s’élancer hors du tracé alphabétique : apparait sur la page un dessin incongru, signature, empreinte endeuillée ou lettre d’un genre nouveau. On croirait l’ensemble « fresh & easy » : il est plein d’art et de générosité. C’est à la fois collectif et très personnel et cela nous entraîne, sans emphase, vers des crépitements de vie. « Nous » car chacune, chacun, pris par cette langue, perd ses contours, devient poreux. Plus poreuse et plus vivante aussi, comme dans une fête.

Claire Paulian

Vincent Jaubert | À la solde de Moscou. Politiques, journalistes, hauts fonctionnaires… Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l’Est. Seuil, 168 p., 19 € 

L’auteur nous avait habitués à mieux. Quiconque est friand d’histoires d’espions en sera ici pour son argent. Prenons le titre : il est inexact. Ce n’est pas « à la solde de Moscou » que seraient les prétendus agents, mais à celle de la Tchécoslovaquie. Il va sans dire que « Moscou » est plus vendeur que « Prague »… Le sous-titre : sur les dix « agents », deux sont des infiltrés, des citoyens tchèques envoyés en France et non des Français. Le style ensuite, journalistique quasi caricatural, ainsi : « Parmi ces rapports secrets, religieusement conservés par la StB [les services de renseignement de la défunte Tchécoslovaquie]… ». Pour le reste, il conviendrait de regarder de plus près, un seul cas semblant avéré. Quant à la méthode, il faudrait conseiller à quiconque se frotte à l’archive policière – de n’importe quel État, au demeurant – la lecture de Notre agent à la Havane de Graham Greene. Selon le « maître-espion » Markus Wolf, qui s’y connaissait en la matière, il s’agissait du meilleur roman d’espionnage (voir son entretien avec Maurice Najman en 1992). Ce qui veut dire qu’il ne faut jamais prendre pour argent comptant ce que rapporte l’officier traitant. L’agent à la Havane avait besoin d’argent, il inventait tout. Certes, c’était un cas extrême, mais ici Vincent Jaubert ne met jamais en doute les rapports, de même qu’il ne met jamais en doute les propos des agents du renseignement français auprès desquels il prend quand même la précaution de voir si les espions n’auraient pas été des agents doubles. Il a d’ailleurs l’honnêteté de mentionner que, malheureusement, il ne peut aller vérifier lui-même dans les archives de la DST (Direction de la surveillance du territoire). En revanche, il ne se pose jamais la question de savoir si les journalistes français n’auraient pas de leur côté entretenu des liens avec des diplomates tchécoslovaques pour recueillir des informations, ce qui, somme toute, ferait partie de leur métier ! Une chose semble toutefois bien vue à l’issue de cette enquête : les motivations des espions, réels ou supposés, sont un mélange de convictions idéologiques et de gains personnels. Et, dans le cas présent, pas seulement en cristal de Bohême.

Sonia Combe

Lorina Bãlteanu | Cette corde qui m’attache à la terre . Trad. du roumain par Marily le Nir. Éditions des Syrtes, 200 p., 17 €
Lorina Bãlteanu | Cette corde qui m’attache à la terre

Premier roman de la poétesse moldave Lorina Bãlteanu, Cette corde qui m’attache à la terre retrace les années d’enfance de la narratrice dans un village moldave au temps de l’occupation soviétique. Le récit se compose de chapitres très brefs, qui ne sont pas directement liés entre eux, mais dans lesquels se croisent des personnages marquants, la tante Muza, qui vient de Bucarest, l’amie un peu délurée Liza, les frères, la vieille guérisseuse Dochia, etc. On se laisse rapidement emporter par cette voix particulière dont on a envie d’écouter la musique jusqu’au bout. L’écriture de Bãlteanu est traversée d’images surprenantes, tout en étant d’une très grande fluidité, et recrée tout un univers marqué par l’Histoire du point de vue d’une petite fille, puis d’une adolescente. Elle traverse ces années en n’ayant qu’une idée en tête, celle de quitter cette terre et de partir, loin, à tout prix. Pugnace, elle tente de nombreuses fois de s’échapper mais son jeune âge explique que ses modestes tentatives échouent les unes après les autres. Lorina Bãlteanu restitue ce désir immense (que l’on comprend aisément tant les conditions de vie de la narratrice et de sa famille sont épouvantables, entre la grande misère, la russification, la menace permanente de l’exil en Sibérie). Elle incarne aussi l’inévitable nostalgie pour cette terre où pourtant on se trouve encore, comme si l’on pouvait éprouver le regret par anticipation.

Gabrielle Napoli

Tanella Boni  | Elle, parmi ses souvenirs . La Case des lucioles (Abidjian), 71 p.

Elle, parmi ses souvenirs : est-ce la femme qui, de retour « après des saisons de violences », « ignorait si sa maison l’attendrait au même endroit » ?  Ou cette petite fille juchée sur une chaise, au regard braqué en dedans, dont la présence fixée sur une photo en noir et blanc fait éclore les réminiscences ? Ou encore cette photo justement, retrouvée alors que tant d’autres objets, témoins d’une vie passée, ont disparu ? La collection « Fayoum » des jeunes éditions La Case des lucioles, basées à Abidjan, propose à ses auteur·e·s de « nommer » par l’écriture « ce qui [les] a traversés » au moyen de « fragments de leurs paysages intimes ». Les tessons de mémoire de la philosophe, poète et romancière Tanella Boni ordonnent la souvenance d’une « Afrique heureuse et habitable ». Tout un monde de végétaux, d’insectes bruissants, de fruits délicieux devenus introuvables, « parlait infiniment » à la « fille-assise-sur-la-chaise » un jour de 1959. Désormais à distance de cette adhérence immédiate au monde, le sujet de l’écriture doit prendre acte de cet éloignement. Mais il gagne son réconfort à redisposer, grâce au « fil d’Ariane » livré par la photo, des « souvenirs qui se ravivent pour éclairer les chemins du futur ». En réponse à un monde d’aujourd’hui « qui-n’aime-pas-les-arbres » et les livre aux mâchoires des bulldozers et autres cata pillas, ce court essai moins autobiographique que poétique se déploie à l’ombre régénérante d’un fromager, « arbre aux majestueux contreforts ».

Catherine Mazauric

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Lucien Kroll  | Techniques contre humanisme . Sens & Tonka, 99 p., 12,50 €

Que reste-t-il d’un livre après une lecture en déroute ? « La rue est une forme de communication humaine avant tout… Elle est devenue voirie […] la place moderne est devenue un instrument commercial ». Le fantassin des villes humaines à défendre devenu un égaré traversant des espaces techniques en tous genres. Le rationalisme des lieux suit avec efficacité le GPS (General Problem Solving). Pourtant, « le premier contexte, c’est l’humain ». L’architecte belge Lucien Kroll (1927-2022) sème sur la ville notes, listes « mémo » ou textes permettant un retour sur la perspective initiale de certains de ses projets, toujours enracinés dans l’attention généreuse portée à la complexité. Consigne de l’auteur donnée à l’éditeur : « fais la mise au point et fais paraitre, si tu veux ». C’est désormais chose faite.

Dans ce recueil, une question essentielle est déclinée sous les formes les plus variées et, surtout, suivant une réflexion de plus en plus ample : « À qui sont destinées ces architectures ? » ; ces objets finis, livrés clés en main et programme rempli. En ignorant ou en détournant la complexité du contexte, la construction imposée entrave de surcroît tout contexte à venir. « Cette artificialisation est une déconnexion avec l’existence simple, vulgaire, son état de veille, de contact conscient, intense, empathique avec les « contextes », les paysages physiques, sociaux, culturels, avec les voisins, les lointains, les autres, les défunts et ceux qui ne sont pas encore nés […] Ce n’est pas mystique : c’est simplement humain, naturel, social, banal ». 

Pour Lucien Kroll, l’architecture est d’abord une aventure. Une aventure collective. Et, à ceux qui ne voient dans le produit fini que « du désordre, ou de la banalité, pas de l’architecture », l’auteur propose, ici ou là dans ses notes, de très beaux sujets de réflexion sur le désordre. Est-ce finalement par cette voie que l’architecture peut rejoindre le vivant ? Pour Lucien Kroll, la qualité active de l’architecture relève de « l’humanitude », « une tendance à se projeter vers les autres, un désir de survie avec eux ». 

Thierry Vilpou

Justus Rosenberg | L’art de la résistance. Divergences, 268 p., 18 €
Justus Rosenberg, L'art de la résistance

Né à Dantzig, élégant, les cheveux blonds et le regard clair, ce jeune étudiant n’avait pas « l’air juif » que cherchaient les antisémites des années 1930. Adolescent, il a pu échapper à un sinistre pogrom. Plus tard, il a appris qu’en changeant Justus en Justin, il pouvait passer pour un bon catholique français. Sa langue impeccable, malgré quelques intonations polonaises ou allemandes avait, disait-il, été apprise en Alsace. Et le tour était joué ! 

Justus Rosenberg est né en 1921 dans une famille de gros commerçants juifs. Ce qui offre au lecteur un portrait rare de la communauté juive dans cette ville disparue. Ils sont juifs allemands dans un territoire rendu à la Pologne en 1918, mais où les Polonais catholiques sont minoritaires. Quand la guerre est déclarée, le jeune homme a déjà été envoyé par sa famille en France pour faire ses études à la Sorbonne. Il se considère comme polonais et tente en vain, en pleine débâcle française, de rejoindre l’armée polonaise à Coëtquidan. Durant toute la Seconde Guerre mondiale, entre Paris, Bayonne, Toulouse, Marseille et Grenoble, il a occupé des fonctions inattendues dans la Résistance, qu’il raconte dans ce livre modeste, divisé en de brefs chapitres. Le récit est alerte, sobre et précis, il attrape aussitôt le lecteur.

Son long périple suit le fil de ses rencontres. Il entre en contact avec des réseaux d’entraide puis de résistance. À Marseille, il est recruté par Varian Fry, un Américain chargé d’aider des intellectuels reconnus à se réfugier aux États-Unis ; il en devient un des principaux organisateurs. Les portraits de ces candidats à l’exil, des surréalistes à Walter Benjamin, sont précieux, voire ironiques (le pape André Breton, notamment). Puis, il entre en contact avec le mouvement de résistance française Combat qui le mobilise dans diverses fonctions jusqu’à la fin de la guerre. On suit son expérience d’agent de renseignements déguisé en représentant de commerce, sa participation au maquis près du Vercors, sa participation à des embuscades, ses blessures, ses contacts avec la mort. Autant de récits propres à tous les anciens résistants, parfois originaux, dans lesquels il ne se présente ni en héros ni en désillusionné. On voit un homme intrépide, courageux et réfléchi, qui doit beaucoup à la chance et qui fait ce qu’il doit faire. Rien de plus.

Jean-Yves Potel.

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