« Je me vois parfois en appariteur des plages » écrit Jacques Darras. Le poète de la Maye, illustre fleuve du Ponthieu picard, l’accompagne ici jusqu’à l’estran de la baie de Somme. Estrans de la Manche, de sables, mais aussi de galets quand ils sont dominés par les hautes et vulnérables falaises de craie, truffées de silex. Cette fonction de vigile poétique des estrans anime les quarante-sept textes qui forment la première partie de ce recueil. La seconde est, sous le signe de l’imagination méditative, un essai sur notre condition, telle qu’elle s’est transformée depuis quelques décennies.
Pratique et poétique du rivage : en hiver, soit une saison en front de mer. La fidélité à certains littoraux tient à leur proximité familière, quasi quotidienne, en toute saison. En exil, Hugo célèbre les côtes de l’archipel de la Manche. Au nord-est, Darras longe la côte de la Manche, une mer à mouettes (« athlétiques », selon l’auteur ») et non à colombes, même à Saint-Valery-en-Caux. Les plages en hiver s’offrent à l’appariteur solitaire, il peut, à loisir, établir, là, une relation personnelle et nous en faire part. Un parti pris poétique qui rappelle à notre attention ce que recèle la terminologie qui balise ses poèmes : cap, falaise, plage, galets, sables, dunes côté terre vagues, marées, houle côté mer.
Le vif est le contact, combat ou jeu, entre ces éléments scandés par le rythme des marées. Le géographe qui connait ces termes – ils dessinent le trait de côte – ou le promeneur de ces parages les retrouvent par les inventions ou trouvailles du poète, des aubaines. Elles leur restituent, ravivent, pérennisent des impressions, sonores, visuelles ou tactiles. « La voix grave des galets roulés » ; « Travail de polissage d’ajustement idéal ». De riches allitérations littorales : « Le vent, son avinement, son avènement, sa vanité plus ou moins immodérée » ; « Navires navettes glissant, tramant de beaux naufrages / illuminés » ; « Grand orgue à orques, si cela vous chante ». Et quelques jeux de mots où sont croisés, Manche oblige, le français et l’anglais. Puis dans la nuit du détroit : « Imaginons feux de Douvres très loin au ras des vagues / abîme noir », les poèmes 31 et 32 rappellent les traversées périlleuses, ainsi « tourne la roue au Casino des Pauvres ».
« Ayant rangé toutes ses images dans mon grand sac à métaphores. / Que je porte noué à l’épaule. » Jacques Darras évoque les peintres : « Très vite ils ont compris l’importance de la lumière ». Leurs marines ont capté ces jeux de lumière sur ces motifs côtiers. Il rappelle Turner, l’autre William, « le Shakespeare de la mer ».
Peut-on évoquer, l’humour aidant, un dessin de Sempé,
soit un homme seul debout sur une plage en contemplation face au large…
Rumine-t-il un poème dans la rumeur des vagues ?
Après ces jubilations littorales, attiré par la Manche toujours recommencée, Jacques Darras revient vers l’hinterland et la bibliothèque. Il confie au lecteur des réflexions : « En ce début du XXe siècle où l’Univers s’ouvre plus largement que jamais devant nos yeux, la planète Terre se clôt dans le même temps sous nos pieds. À l’évidence, nous changeons d’espace sans plus pouvoir, cette fois, déménager… Cet état transitoire est générateur d’angoisse, nous nous sentons démunis devant une réalité contraignante ». Sous l’intertitre L’imagination et le pur vertige d’exister, Jacques Darras distingue trois moments : « La clôture de l’espace », « Le retournement du temps sur lui-même », « L’imagination contre l’imaginaire ». Conscient de l’inquiétude qui hante notre Anthropocène, il sollicite penseurs et poètes pour conjurer ce vertige.
Les philosophes de sa bibliothèque ont pensé avant, bien avant le nouveau siècle entamé, la condition humaine. Mais ces Européens du monde d’hier nous ont laissé des concepts et des clés peu profilés pour l’espace et le temps contemporains et à venir. « L’impasse tragique où ont acculé le sujet occidental les philosophies existentialistes, ne lui laissant en fin de parcours qu’un recours aux sagesses antiques, est le stade final d’un long mouvement de décantation. » L’auteur soumet sa culture philosophique, qui est aussi la nôtre, au crible de sa verve.
Ce traitement très personnel sera discuté par les philosophes de métier. L’appel aux poètes est pour Darras le viatique le plus sûr pour affronter ces horizons troubles. Les poètes, même ceux du passé, ont travaillé ce qu’il appelle « la forme poème » : « En tant que métaphorique c’est-à-dire en ayant recours à l’image, la poésie est par excellence l’art de l’instabilité même. » La référence capitale pour Darras est le Salon de 1859 de Baudelaire et dans celui-ci les chapitres qui forment selon lui comme un manifeste : La Reine des Facultés et Le Gouvernement de l’Imagination. Jacques Darras a repéré, de l’autre côté de la Manche !, l’Autobiographie de Samuel Coleridge (1817) et établit des échos entre ces poètes élus.
En attendant que l’IA, face à la Manche, à l’espace limité et au temps retourné, nous tende un login pour terminer, au moins, le XXIe siècle, Jacques Darras, conscient et confiant dans la langue poétique, se prête au rôle de l’éclaireur : « Nous nous avançons ainsi tous timidement au seuil d’un Ciel déserté il y a peu par ses divinités tutélaires, lesquelles ont émigré aux lisières des lointaines forêts astrales. Nos images, à cette hauteur, sont nos ambassadrices prêtes à engager le dialogue avec l’inconnu. L’image, notre indissociable instrument exploratoire ».