Plus de dix ans après une importante biographie due à David Macey (La Découverte, 2011), Adam Shatz, brillant critique littéraire et musical et rédacteur en chef de la London Review of Books, retrace à son tour les épisodes d’une vie à peine plus longue que celle de Mozart, et d’une intensité inégalée : celle de Frantz Fanon (1925-1961).
En intitulant en anglais son livre The Rebel’s Clinic, le nouveau biographe confirme que toute lecture est interprétation. La « clinique du rebelle » renvoie à la fois à la pratique psychiatrique du clinicien Fanon, dont Edward Said écrivait qu’il était un « disciple hérétique de Freud », mais aussi à un examen clinique de cette personnalité hors norme. Adam Shatz le suit, et nous avec lui, depuis sa naissance en 1925 à Fort-de-France, ce « tout petit pays », jusqu’à sa mort, à 36 ans dans un hôpital du Maryland, sous l’œil peut-être trop attentif de la CIA.
Adam Shatz a vu pour la première fois une photo de Fanon au dos de l’exemplaire de Peau noire, masques blancs dans la petite bibliothèque d’ouvrages révolutionnaires que son père conservait dans sa cave. « Qui est cet homme ? », s’était-il alors demandé, curieux de pénétrer dans l’intimité de cet « éternel étranger ». De ses lectures, des entretiens qu’il a pu obtenir de quelques rares survivants, il tire un récit dans lequel l’imagination, il le reconnaît lui-même, ainsi que la projection et ses propres références littéraires, jouent un grand rôle. Il ne se contente pas de planter le décor dans lequel l’homme Fanon va conduire ses vies multiples. Il se le représente et nous le représente avec ses rencontres, ses lectures, ses émotions et ses passions.
Il y a d’abord la Martinique natale et l’amour inconditionnel de sa mère, puis la France que Fanon a rejointe en 1944 pour aller se battre au sein des Forces françaises libres et où il découvre une armée divisée et compartimentée « en fonction de lignes de démarcations raciales reflétant leur place dans la hiérarchie impériale ». À Lyon, Fanon étudie la médecine, s’intéresse à la philosophie, et « cartographie le paysage psychique engendré par le racisme », ce qui aboutira à l’écriture de Peau noire, masques blancs. Ce que dit Adam Shatz à propos de ce texte à la fois énigmatique et fondateur peut prêter à discussion, et on peut y préférer le commentaire rigoureux qu’en a proposé le philosophe américain d’origine jamaïcaine Lewis Gordon dans What Fanon Said (Fordham University Press, 2015).
Adam Shatz, par exemple, admet difficilement la critique que fait Fanon des thèses soutenues par Octave Mannoni dans Psychologie de la colonisation (voir notre lecture). Il y voit un « rejet de la psychiatrie freudienne classique », en particulier dans le refus d’expliquer les « pathologies de la domination raciale » par la névrose œdipienne, choisissant, selon lui, de ne pas voir « la dynamique affective complexe de familles martiniquaises telles que la sienne ». Or, la théorie de la sociogenèse (et non la « sociogénie », comme l’écrit, on ne sait pourquoi, le traducteur) prend précisément le contrepied de cette interprétation. Le récuser, c’est finalement récuser toute l’approche fanonienne. Ce qui séduit probablement Adam Shatz, c’est l’intérêt que Mannoni porte à la souffrance des colonisateurs, et les doutes qu’il exprime au sujet de la décolonisation, comme on peut le voir dans les chapitres qu’il consacre à l’explosion algérienne.
De la même façon, on peut contester la place qu’Adam Shatz accorde à la « négritude » avec de fort belles pages sur Césaire et sur Senghor, mais où la pensée propre à Fanon semble un peu négligée. Pour Fanon, il n’y a pas d’identité noire, à la différence de ce qu’écrit trop souvent le biographe. Il y a une expérience vécue du Noir quand, hors de chez lui, il devient un être pour autrui. Sartre, avec qui Fanon dialogue, écrivait que le juif est un homme que les autres tiennent pour juif. C’est donc le regard de l’autre qui fait le juif. Or le juif, en tout cas dans la France des années 1950, a la peau claire. Le Noir, lui, est perçu comme noir, a une « expérience vécue de noir » avec tout ce que cela entraîne de discriminations et de violences, en raison de son enveloppe corporelle. Adam Shatz pense à l’évidence la négrophobie à partir de l’antisémitisme et d’une croyance en une identité juive. D’où sans doute ses références répétées à Hannah Arendt, et l’insistance à rappeler de telle ou telle personne qui a pu se trouver sur le chemin de Fanon ou avoir un rapport avec lui, qu’il ou elle était juive. Si Shatz n’était pas lui-même un Juif new-yorkais, ce serait embarrassant.
Fanon devient psychiatre après un passage à l’hôpital de Saint-Alban où il s’initie auprès de François Tosquelles à la psychiatrie institutionnelle, qui, faute de moyens, n’est plus guère pratiquée en France (sauf dans des lieux privilégiés comme la clinique de La Borde) – et dont on peut avoir un aperçu dans le beau film récent de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant. En 1953, il part en Algérie et devient médecin-chef du secteur psychiatrique de l’hôpital de Blida (alors Joinville), qui porte aujourd’hui son nom. Il soigne, écrit, part à la découverte de la société algérienne, mais pas à la manière de Pierre Bourdieu, « conscrit » certes, comme l’écrit Adam Shatz, mais conscrit auprès du gouvernement général pour qui il rédige un rapport sur l’œuvre française en Algérie, que la France va présenter aux Nations unies pour défendre sa présence dans ce pays. C’est à Robert Lacoste, auprès de qui travaille Bourdieu, que Fanon va écrire pour présenter sa démission, dans l’impossibilité où il se trouve d’aider à sortir de l’aliénation « l’Arabe, aliéné permanent dans son pays ».
Lacoste répond par un arrêté d’expulsion, mais Fanon, qui s’est rapproché du FLN, est déjà loin. Son chemin d’errance tragique et glorieuse le conduira à Tunis, où il continue à mener de front son travail de médecin, ses engagements politiques et la rédaction de ses textes, qu’il dicte à Marie-Jeanne Manuellan, une jeune femme qui rédigera tardivement ses mémoires. Tout s’accélère dans une espèce de fébrilité, celle du temps révolutionnaire mais aussi celle de la maladie. Après un long séjour à Accra et divers déplacements sur le continent africain en pleins mouvements de décolonisation en tant qu’ambassadeur itinérant du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), Fanon, dont on diagnostique alors la leucémie, rentre à Tunis. Grâce à Adam Shatz, on le suit, comme dans un roman d’aventures, au Congo, au Mali, avec ses compagnons de voyage et, comme Marie-Jeanne Manuellan, on a du mal à le croire malade. Elle confiera à Adam Shatz : « De Fanon émanait une telle force de vie ». C’est à elle aussi qu’il dictera, chapitre après chapitre son dernier livre, Les damnés de la terre, pour lequel Shatz n’éprouve pas plus d’empathie que pour le premier : « Tout comme Peau noire, masques blancs, son livre se termine par un magnifique sermon, aussi vague qu’exaltant ».
Adam Shatz voit finalement en Fanon une espèce d’aventurier de la révolution. Sa pensée, qui a pourtant fécondé toute la théorie de la race et toute la pensée décoloniale, telle qu’elle est présente en France aujourd’hui chez l’artiste polyvalent Olivier Marboeuf par exemple, lui reste étrangère, quels que soient les efforts qu’il fournisse pour y accéder. En outre, Shatz n’est ni historien, ni sociologue. Son texte est émaillé d’erreurs ou d’omissions parfois perturbantes. Il présente le romancier, linguiste et anthropologue Mouloud Mammeri, qui a tant fait pour l’enseignement et la diffusion de la langue et de la culture berbères, comme un « conteur kabyle ». Il parle du « fervent populisme islamique de Messali Hadj », membre, en fait, du PCF et à qui Benjamin Stora a consacré d’importants travaux. La barbe et le couvre-chef que portait le fondateur de l’Étoile républicaine, le premier mouvement nationaliste algérien, ne valaient pas pour profession de foi. En évoquant la « fureur » et la « jalousie » qu’aurait éprouvées Messali Hadj quand des dissidents de son propre parti fondent le FLN, Shatz semble railler une scission majeure aux conséquences politiques et humaines considérables (en tout cas pour les Algériens).
L’auteur accorde aussi un grand crédit à ses quelques sources orales et écrites. S’appuyant sur le livre que Joby Fanon a consacré à son frère, et dont David Macey se méfiait, il raconte que Fanon avait envoyé son épouse Josie accoucher de leur fils (l’échographie n’existant pas, comment savait-il que ce serait un fils ?) à Lyon, « parce qu’il voulait que son fils naisse en France de parents français ». Ce désir était vraisemblablement plus celui de Joby que de Frantz. En outre, en 1955, au moment de la naissance d’Olivier, Blida était située dans le département français d’Alger. Adam Shatz semble aussi se fier à tous les propos de Marie-Jeanne Manuellan, par exemple quand elle lui dit que les rayons de la bibliothèque de Fanon étaient presque vides et qu’il n’avait aucun lien privilégié avec les livres. Or, à la fin de leur édition des Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon (La Découverte, 2015), Jean Khalfa et Robert Young dressent la liste des quelque quatre cents ouvrages présents dans la bibliothèque de Fanon dont beaucoup étaient annotés de sa main. Toute une partie de cette bibliothèque est consacrée à des ouvrages politiques, notamment marxistes. Car si l’aliénation est un concept de la psychiatrie, c’est un aussi un concept important chez Marx (tout au moins chez le jeune Marx). Si Fanon a été un disciple hérétique de Freud, il a été également un disciple hérétique de Marx. Ce sont les hérétiques qui font l’Histoire. Le titre des Damnés de la terre vient peut-être d’un poème de Jacques Roumain, mais avant cela du premier vers de L’Internationale d’Eugène Pottier. L’appel à « sortir de la grande nuit » qui clôt le livre de Fanon fait écho à l’appel à se mettre debout et à sortir des ténèbres lancé aux « damnés de la terre »
« Malgré sa volonté d’être un homme sans faiblesses, Fanon restait un rêveur », écrit Adam Shatz. Sans doute, mais alors un « maître rêveur », comme l’écrivait Miguel Abensour (Le procès des maîtres-rêveurs, Sens & Tonka, 2013) à propos des grands utopistes du XIXe siècle. De ceux dont les rêves permettent de décoller de ce dans quoi on est englué, dépossédé de soi-même. D’aller vers ce que Miguel Abensour nommait l’émancipation et que Fanon a obstinément cherché tout au long de sa vie, pour lui et pour les autres : la désaliénation.