Vibrant hommage à la vie et à l’amour, Le couteau de Salman Rushdie est une observation méthodique et sereine de la tentative d’assassinat dont l’écrivain fut victime le 12 août 2022. Parsemé de fulgurances brillantes, son récit est plein d’humour et de sagesse, reconnaissable entre mille, comme sa voix unique. Mais il attire aussi l’attention, par ricochet, sur les autres victimes du fanatisme dans le pays d’origine de l’écrivain britannique, devenu l’Inde de Narendra Modi.
« Dans la mort, nous sommes tous les gens d’hier, à jamais piégés dans le passé. C’était dans cette cage que le couteau voulait m’enfermer. Non pas le futur. Le retour du passé qui cherche à m’attirer vers lui. » Dès le premier instant de l’abominable « presque-assassinat », dès sa chute sur l’estrade du campus américain où Rushdie était censé délivrer son discours (sur, ironie du sort, « l’importance de préserver la sécurité des écrivains »), dès les premières gouttes de sang versées, nous pensons à Aadam Aziz, le premier homme d’Éden de Rushdie, le grand-père romanesque, dans Les enfants de minuit (1981).
Un matin de printemps, en 1915, Aadam Aziz, alors jeune médecin, tombe en s’inclinant pour faire sa prière et se heurte violemment le nez contre la terre givrée du Kashmir. Dans le roman, les gouttes de sang de l’aïeul se sont transformées en rubis. Un peu plus tard, on retrouvera le même Aadam, de nouveau le nez écrasé contre la terre, brûlante, en plein milieu du printemps 1919. Cette fois-ci, non pas pour une séance de prière mais lors des représailles sanguinaires menées par le général Dyer, brigadier-général de l’armée britannique en Inde colonisée, à l’encontre des activistes anti-colons rassemblés dans le jardin public JalianWala Bagh. Le sang de ses compatriotes assassinés aura trempé sa chemise. L’homme naît du caillot de sang, écrira Rushdie. Il en renaît aussi, visiblement.
Plus de trois décennies après la fatwa lancée contre lui par l’ayatollah Khomeini, l’auteur des Versets sataniques (mais pas seulement), défenseur de la liberté d’expression, a quitté Bombay, sa ville adorée – « et non Mumbai », précise-t-il –, s’est installé à Londres sous la haute protection du gouvernement britannique, s’est fait des amis, a encore quitté sa ville aimée, Londres, pour s’installer à New York, a dû recommencer sa « rééducation » sentimentale, sociale, professionnelle à chaque migration, est resté durant une décennie dans la quasi-clandestinité, puis en a eu marre et a repris sa vie en main, recommencé à fréquenter les soirées, dîners, déjeuners, a « conquis la liberté en vivant comme un homme libre », s’est attiré les critiques qui voyaient en lui un « fêtard », un homme frivole en manque de reconnaissance, a continué à écrire et à être admiré mondialement. Il ne craignait probablement pas d’être livré de nouveau au couteau, mais la lame de guerre n’était pas enterrée. Un couteau qu’il qualifie de « moralement neutre » par nature, perverti par l’intention de celui qui l’utilise.
Le couteau de l’assassin a commis un acte intime, un corps-à-corps. Le couteau du presque-assassiné nous propose lui aussi un corps-à-corps, cette fois avec le survivant. De l’horreur absolue de l’acte immonde, il nous fait traverser les couloirs de supplice qu’il a connus, de lambeau en lambeau, dent par dent, œil par œil. Très peu de place pour les images et les métaphores : la vie dans ses détails minutieux réalistes suffit amplement. Nous descendons avec lui dans son corps, cette machine broyée. Entaille, saignement, douleur, immobilité, organe, chair, os, sang et suc, souffle encore et toujours : nous souffrons avec lui, jusqu’à ressentir l’eau poisseuse ensanglantée accumulée dans ses poumons. Nous retrouvons avec lui Shakespeare, Anne Frank, André Gide, James Joyce, George Orwell, Orhan Pamuk et avec eux nos craintes, nos cauchemars, nos chutes, nos morts et nos assassins.
L’amour peut soulever des montagnes. Il l’a fait. Rushdie nous raconte comment Eliza, son épouse, la poétesse, photographe, artiste accomplie de multiples talents, l’a accompagné et l’a ramené à la vie par son amour. L’autre nom de l’amour est dévouement, courage, espoir. Nous reconnaissons sa chance inouïe, la nôtre aussi, cette survie qu’il a lui-même jugée « miraculeuse », cette chance d’être en vie, d’avoir toutes ses facultés, ou presque… l’œil de l’écrivain que l’assaillant a arraché, désormais caché par un masque noir, restera à jamais comme une plaie ouverte sur notre conscience. Il est la preuve de la déchirure de notre tissu social, de l’échec de nos dialogues, de la faille dans nos civilisations. Le presque assassinat de Rushdie s’inscrit dans l’histoire de multiples déchirures, fractures, séismes en Inde et ailleurs, hier et aujourd’hui, dans la frontière entre l’éveil et l’obscur, dans l’éternel conflit entre les hommes libres et les hommes prisonniers de leur conviction religieuse, entre les athées et les fous de Dieu. Le récit de Rushdie nous donne l’occasion de réfléchir sans concession au fondamentalisme aveugle de toutes les religions, véhément et sanguinaire. De nous rappeler tous ceux et toutes celles qui furent victimes des fanatiques et qui n’ont pas eu la chance de survivre. Il n’y aura pas de corps-à-corps entre nous et leurs récits : ils n’écriront pas leurs récits.
Puisque Rushdie convie dans son livre l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, qui lui aussi, six ans après avoir reçu le prix Nobel, fut poignardé au cou à plusieurs reprises par un fanatique islamiste en 1994, survivant lui aussi, nous pouvons nous intéresser à ces listes d’hommes et de femmes à abattre, établies par des fous de Dieu, notamment en Inde. Nous ne pouvons pas alors ne pas penser à une de ses compatriotes, Gauri Lankesh. Journaliste indienne de l’État de Karnataka née en 1962, engagée à dénoncer le fondamentalisme hindouiste et l’hégémonie politique hindouiste menée par le chef de l’État Narendra Modi, son parti BJP et sa milice fasciste RSS, elle fut assassinée le 5 septembre 2017, balles tirées à bout portant par deux partisans de l’Hindutva. Ils déclarèrent avoir agi selon les principes de leur religion, selon leur conviction : la journaliste était une ennemie à abattre.
La liste des hommes et des femmes à abattre ou déjà abattus par le BJP, le RSS et leur grande famille tentaculaire de fanatiques hindouistes devient longue. Leader politique du Parti communiste indien dans l’État de Maharastra, Gobind Pansare (1933-2015) lui aussi s’était attiré les foudres des fondamentalistes en raison de son engagement pour le mariage inter-castes, contre le rituel qui aide les futurs parents à avoir un fils, contre la glorification de Nathuram Godse – assassin du Mahatma Gandhi et nouveau héros de Narendra Modi et du RSS. Depuis la publication de son livre sur le roi médiéval Shivaji, la décision était prise. L’icône de la gloire nationaliste est dépeinte par Pansare comme un roi séculaire, clément envers les musulmans dont beaucoup avaient été nommés généraux de son armée. Un tel portrait entravait la mission du nettoyage ethnique. Govind Pansare fut attaqué avec sa femme lors de leur promenade matinale près de chez eux. Là aussi, balles tirées à bout portant et un homme assassiné, laissé sur l’asphalte.
Pensons encore à Narendra Achyut Dabholkar (1945-2013), médecin, activiste, rationaliste, fondateur-président de l’association de lutte contre les superstitions dans l’État de Maharastra, assassiné par les partisans d’une autre milice hindouiste, Sanatan Sanstha (alias SS). Ou à Malleshappa Madivalappa Kalburgi (1938-2015), érudit, ancien vice-chancelier de l’université de Hampi dans l’État de Karnataka, activiste contre les pratiques superstitieuses hindouistes, assassiné par deux hommes présentés jusqu’à aujourd’hui comme des « anonymes », bien qu’il ait été menacé de mort durant des mois avant son assassinat par les Vishva Hindu Parishad, Bajrang Dal et Sri Ram Sena, branches de la grande famille hindouiste. S’ajoutent ici de nombreux leaders, militants, électeurs, journalistes, professeurs, étudiants, citoyens lambdas agressés, menacés, expulsés de leur maison, destitués de leurs postes dans les universités ou les journaux, certains assassinés, en raison de leur prise de position anti-Hindutva, anti-Modi.
Le récit de Rushdie ne raconte pas seulement un acte ignoble de terrorisme, ni sa survie personnelle, quelque belle et inspirante qu’elle soit. Il s’inscrit dans le débat actuel transculturel et sans frontières sur le rôle des écrivains face aux fanatiques religieux et aux puissants autocrates. Quiconque a lu et aimé l’œuvre de Rushdie pourrait admettre qu’il aspire moins à avoir des fans que des camarades du même combat. Il nous féliciterait même, du moins nous comprendrait, si sur certains points soulevés dans son récit nous apportions un autre éclairage. Car l’heure n’est pas à se leurrer sur le rôle ambigu des chefs d’État en Europe et aux États-Unis quand il s’agit de condamner sans concession les offenseurs des droits humains, les meneurs de politiques liberticides, les gourous de l’hégémonie religieuse. Car dans les cinquante nuances de la diplomatie, les teintes se rapprochent dangereusement, à des fins commerciales, mais aussi en raison d’ambitions politiques autoritaristes et malhonnêtes. Ainsi, nous sommes ravis que Rushdie ait reçu le soutien du président français Emmanuel Macron, comme il se doit, suite à son agression, mais nous serions plus rassurés si le même président français n’avait pas invité Narendra Modi, le 14 juillet 2023, comme invité d’honneur. Ou si ce dernier n’avait pas été décoré de Légion d’honneur le lendemain de nos protestations contre son invitation, que nous avions jugée indigne et révoltante.
Il nous restera, une fois de plus, l’art narratif virtuose de Salman Rushdie. Par son sens de l’humour invincible, mais aussi par son humanisme grand et salutaire, il entre en dialogue imaginaire avec son assaillant. Pendant vingt-sept secondes, lui et ce jeune homme solitaire âgé de vingt-quatre ans, résident de New Jersey, originaire du Liban, s’adonnant à des jeux vidéo dans son logement au sous-sol, amateur de Netflix et surtout de l’Imam Yutubi, furent « intimes de manière très profonde ». Il fallait que l’écrivain, le survivant, comprît, du moins tentât de comprendre, l’homme « vêtu du manteau de la mort ». Quel argument rationnel, sensé et sincère pourrait atteindre le cerveau obscurci et obstrué de ce jeune homme, ou ceux de ses semblables ? Reviennent alors les palais d’alphabets et les lettres dorées, ce que l’écrivain a vu lors de ses hallucinations après l’attaque. Ils se dressent dans notre imaginaire comme les tours de la victoire, des lettres et des mots, de la littérature.