En soixante-dix ans, la société israélienne a beaucoup évolué. Sylvain Cypel, auteur de plusieurs livres sur le conflit israélo-palestinien, situe le clivage après la guerre des Six Jours (1967), date à partir de laquelle le racisme et la mentalité coloniale se sont largement imposés. Les logiques qu’il observait dans son livre de 2020 L’Etat d’Israël contre les Juifs, qui reparaît aujourd’hui en version augmentée, n’ont fait que se durcir, pour les Palestiniens comme pour les Israéliens.
Israël s’est emparé de territoires palestiniens qu’il ne fut rapidement plus question de restituer, tandis que des colonies juives s’y installaient progressivement. Parallèlement, le récit national israélien falsifiait l’histoire : les Palestiniens seraient partis volontairement à la création de l’État hébreu. En 2018, le Parlement israélien votait une loi au bénéfice des seuls citoyens juifs et au détriment des Palestiniens et Arabes israéliens. « Apartheid » est pour l’auteur le mot le plus approprié aujourd’hui pour qualifier le rapport d’Israël aux Palestiniens, comme le montre le livre qu’il a publié en 2020 et aujourd’hui réédité avec un sous-titre : Après Gaza.
En septembre 2023, trois semaines avant « l’opération armée spectaculaire entreprise contre Israël par des héritiers de la Naqba [expulsion des Palestiniens de leurs terres en 1948] », le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, rentrait de New York, estimant avoir enregistré sa plus grande victoire diplomatique, soit une alliance entre les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite. C’en était fini de la « question palestinienne », place à une pax americana avec le monde arabe. À sa manière tragique, le Hamas allait réinstaller la « question » en son plein cœur le 7 octobre, avec le coût que l’on sait pour les Israéliens et les Gazaouis. Le territoire de ces derniers allait être dévasté davantage encore que la Tchétchénie par Poutine en 1999-2000, les villes d’Alep par Bachir el-Assad en 2012-2015, ou encore de Marioupol par la Russie en 2022. Citant des témoignages d’officiers, Sylvain Cypel affirme que « le nombre de civils bombardés est calculé et connu à l’avance », l’intelligence artificielle (IA) jouant un rôle prépondérant. Les destructions multiformes de biens et de vies seraient conformes à une doctrine appelée Dahiya, nom d’un quartier de Beyrouth détruit par l’aviation israélienne lors de la guerre de 2006 : cibler les civils, pour qu’ils fassent pression sur les groupes combattants adverses. Dès lors disparait la distinction entre civils et militaires, ce qui est une violation des lois de la guerre. Comment la société israélienne peut-elle s’en accommoder ?
Ainsi que l’a exposé Albert Memmi dans ses célèbres Portrait du colonisé et Portrait du colonisateur (1957), le colonialiste « façonne l’imaginaire du colonisé qui lui sied », en l’occurrence la conviction que « les Arabes ne comprennent que la force ». C’est ce qu’on appelle le « tropisme colonial » et c’est ainsi qu’on peut comprendre l’ampleur des mesures de rétorsion. Contrairement à l’adage bien connu de Clausewitz selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », les gouvernements israéliens estiment que c’est la politique qui est la continuation de la guerre.
Pour les Israéliens, le Hamas correspond à de nouveaux nazis. De leur côté, les Palestiniens et leurs soutiens disent que l’État juif mène un génocide. « Le terme est discutable et discuté », dit l’auteur. Il est surtout avancé dans une logique de « concurrence des victimes », mais apparait de plus en plus chez les juristes internationaux. Quant au terme de « nazi », récurrent dans la communication israélienne, son usage pourrait incarner ce qu’on nomme le « point Goldwin », soit la « loi » empirique selon laquelle les discussions en ligne qui se prolongent aboutiraient à une comparaison avec Hitler. Or, il va de soi qu’on ne négocie pas avec ce dernier, pas plus qu’on ne « mégote » sur les moyens pour le combattre. Nombre des crimes de guerre commis par le Hamas le 7 octobre sont avérés, mais les campagnes de communication des dirigeants israéliens ont noirci un tableau déjà amplement noir. On s’épargnera de relater ici les fake news les plus atroces destinées à « animaliser les Palestiniens », dont certaines ont pu être démenties par la presse israélienne, tandis que le Hamas niait tout crime. Fake versus Fake.
Revenant sur l’emploi du terme de « terrorisme », Sylvain Cypel note qu’il est devenu chez Netanyahou une « catégorie uniforme », un « axe du mal » universel face aux « sociétés libres ». Le Hamas, pour lui, c’est non seulement Hitler, mais aussi Daesh, le terrorisme une « catégorie fourre-tout » et « l’horreur pure ». Mais le Hamas fut aussi l’« ennemi utile » pour empêcher la création d’un État palestinien. Parti islamique-nationaliste dont la charte adoptée à sa fondation en 1998 est antisémite et vise à la destruction d’Israël, en faisant de la lutte armée son moteur, le Hamas est à l’origine du plus grand malheur des Palestiniens depuis la Naqba, tandis que la société israélienne a sombré dans une sorte de folie.
On aboutit à ce constat sans appel : « une société démembrée, une autre ensauvagée ». Repliés sur leurs propres souffrances inlassablement exposées, rappelées, malgré les témoignages de journalistes comme Amira Hass de Haaretz, basée à Ramallah, « dans leur immense majorité, dit Sylvain Cypel, les Juifs israéliens restent sourds et aveugles aux souffrances et à la déshumanisation infligées depuis des décennies à tout un peuple qui vit sur le même territoire qu’eux ». Après le 7 octobre 2023, cet aveuglement volontaire atteint des sommets inouïs. Cela s’explique d’autant mieux que c’est une « frange mystique et ultranationaliste » qui désormais dirige quasiment le pays, une frange qui flirte avec l’option d’une nouvelle Naqba, l’expulsion définitive des Gazaouis, avec pour résultat un niveau de haine envers Israël à Gaza, comme dans les autres territoires palestiniens, jamais atteint jusque-là. On ne relèvera qu’un seul fait parmi tous ceux, accablants, cités par Cypel : entre le 7 octobre 2023 et le 5 janvier 2024, quelque 300 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie « sous l’effet conjugué de hooligans armés portant kippa et de soldats israéliens ». On sait – sans en connaître le nombre – que des Israéliens laïques ont fui, comme ils le disent parfois, les « psychopathes » qui dirigent le pays.
La solution est connue : il suffirait que les États-Unis exigent le cessez-le feu complet et immédiat. C’est en leur pouvoir, mais malgré les pétitions circulant au département d’État, ils ne le font pas. Et pourtant le soutien à Israël, initialement important, s’érode lentement dans la société américaine, alors que les musulmans y sont deux fois moins nombreux que les juifs. Le danger est réel : « Plus Israël incarne la force brute, plus l’antisémitisme fleurit ». Et Sylvain Cypel de conclure par cette prophétie : si Israël parvient à ses fins, à savoir expulser les Gazaouis de la Palestine, il deviendra un État paria.
C’est cette option que redoutait l’historien américain d’origine britannique Tony Judt (1948-2010), dans un article publié en octobre 2003 dans la New York Review of Books. Construit comme un État-nation, Israël était devenu à ses yeux « un anachronisme, qui plus est un anachronisme dysfonctionnel ». Comment pouvait-on accepter l’idée d’un État où les Juifs détiendraient des privilèges dont les citoyens non juifs seraient exclus ? Ne s’agissait-il pas là d’un « nationalisme dépassé, antimoderne » ? On utiliserait aujourd’hui d’autres mots encore. Tony Judt avait été un jeune juif sioniste de gauche, mais il n’avait rien d’un idéaliste marxiste lorsqu’il écrivit ce texte qui le voua aux gémonies. C’était simplement un historien qui gardait les yeux ouverts. On se félicite que le livre de Sylvain Cypel, désormais classique et augmenté dans la présente version, l’ait remis en mémoire – et plus encore que certains de ses détracteurs d’alors lui donnent aujourd’hui raison.