Pour Paule du Bouchet, qui deux ans après L’annonce publie Le langage de l’hirondelle, la petite enfance est la période la plus accomplie de la vie, « la source jaillissante », « toujours disponible », celle vers laquelle il faut retourner par le souvenir pour s’y abreuver.
Et ce que la mémoire restitue, ce sont d’abord des images comme en recèlent les films d’amateur réalisés par un membre de la famille. Mais comme nous les avons perdues, dissimulées qu’elles sont dans les méandres de la mémoire, pour en retrouver le chemin, il faut développer un instinct de pisteur, une patience de sourcier, car, écrit André du Bouchet dans ses Écrits sur l’art, « ce qui est en avant de nous se mêle curieusement à ce que nous avons délaissé, comme de la vaisselle dans l’air, le lit défait, ce pain rassis dans notre ciel ».
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Paule du Bouchet est la fille d’André du Bouchet et de Tina Jolas (sœur de la compositrice Betsy Jolas), qui devint par la suite la compagne de René Char avec qui elle traduisit et composa plusieurs livres ; qu’elle a un frère, Gilles du Bouchet, peintre, graveur et illustrateur ; qu’elle a une formation de philosophe et de musicienne ; qu’elle est l’autrice de nombreux livres pour enfants et de proses pour adultes, dont le récit poème qui est notre sujet.
Récit parce que nous avons affaire à une narration, articulée en dix-neuf brefs chapitres précédés d’un avant-propos. Et poème parce que l’écriture est souvent celle d’une poète, tant par la beauté des formules que par la profondeur de la pensée – si toutefois on peut ainsi définir ce qui ressortit à la poésie. Pour elle, il s’agit de saisir, d’appréhender le monde sans forcément comprendre.
Le titre de son livre est emprunté à son père, qui, lisant l’Odyssée à un « nous » qu’elle ne précise pas, son frère Gilles ou son cousin David, très présent tout au long des pages, qualifie la langue de Cassandre de « langue de l’hirondelle », c’est-à-dire une langue composée de signes – les dessins de l’alphabet grec.
La quête de Paule du Bouchet consiste à déchiffrer le kaléidoscope de sa mémoire, la partition écrite mais a priori indéchiffrable de son passé, comme l’était la langue qu’écrivaient les Grecs. Dans les jeux innombrables auxquels elle se livre dans sa petite enfance, elle est accompagnée par son cousin David, habité, comme elle, d’une flamme intérieure, dont « il ne restera qu’un tas de cendre. Alors, plus tard, lorsqu’il sera devenu adulte, l’illumination de son enfance sera peut-être comme ces étoiles mortes qui nous arrivent après l’impensable voyage interstellaire : une lumière froide, éteinte, un éclat glacé ». Une formulation dont on ne s’étonne pas de retrouver l’écho chez André du Bouchet, tant est grande leur proximité sentimentale et artistique : « Tout se soude par la cendre ou par le feu, et par ce froid particulier » (Écrits sur l’art).
Ce qui requiert leur attention, à elle et à David, se situe le plus souvent « dehors », dans le jardin de la maison, sur le chemin qui y conduit, dans la forêt qui est plus loin et qui est synonyme de mystère, par conséquent aussi de découvertes et de révélations. C’est là qu’un jour, au cours d’une promenade, elle aperçoit un couple caché dans les feuillages : sa mère avec un homme en qui elle ne reconnaît pas son père.
L’accession au secret peut offrir le bonheur autant que la douleur. Paule du Bouchet livre ici un éclat, une image, qu’elle qualifie d’originelle, mais ne s’attarde pas, ce qu’elle veut c’est écrire un récit de l’enfance qui ne fait que frôler les grands évènements, qui s’attarde au contraire sur des détails en apparence insignifiants : « Un instant pur […] absolument frais […] comme un animal qui broute l’herbe vivante de la sensation » (Roland Barthes, cité par l’autrice), les jeux, les fruits, les animaux, le son d’un mot, les mots, le son des choses : « Dans le murmure du petit ruisseau qui bruisse, obstiné, naïf, constant, sous les feuilles, j’entends parfois la voix chantante de ma mère. » À travers les jeux et le regard des deux enfants, elle pose des questions d’ordre philosophique, sur le réel : est-il « Dans le ciel ou dans les eaux qui le reflètent ? », sur le caché, la dialectique du grand et du petit, la persistance du vivant dans la mort…
Et Paule du Bouchet bouscule des traditions morales. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Mensonges », elle valorise les inventions de la fillette qu’elle fut. « Les récits de mes camarades de classe qui ne disent que la “vérité” me paraissent fades […] Je ne sais pas raconter la réalité. Mentant, je suis dans un lieu impossible et pourtant vrai ». Ou encore : « Le mensonge est une étape essentielle dans l’articulation du langage. »
Cependant, à trop vouloir se taire sur les évènements et à privilégier le fugace et l’infime, l’ériger en trophée, Paule du Bouchet nous laisse sur notre faim. Le livre s’achève quasiment sur l’accident à la main de David – preuve qu’il était important. « Mon cousin a eu la moitié de main arrachée. » Mais si la fabrication de l’explosif est longuement narrée, l’accident lui-même (tout autant que ses suites) tient en trois ou quatre phrases.
Une insatisfaction que la beauté formelle ne corrige pas, peut-être parce que le genre choisi, essai philosophique et conte des origines, exclut la narration qu’implique tout récit en prose ? Ou que le parti pris qui consiste à considérer l’enfance comme le temps du bonheur absolu finit par sembler peu crédible et trop volontariste ? Même si, dans le texte « Intérieurs », Paule du Bouchet parle de la mort en connaissance de cause et en enfant qu’elle sait rester : « Constituée de cette foule des ombres qu’elle absorbe, la nuit est pour nous autres enfants frappée du sceau de l’ogre, elle possède une mâchoire et des dents. »