Exilé ? Orphelin ? Chien abandonné ? C’est du pareil au même dans De l’amour des chiens, où ces trois conditions se mêlent et s’assimilent en un ironique et pathétique tournoiement. Tel est le postulat mélancolique et pourtant vivifiant du deuxième roman de Rodrigo Blanco Calderón, huit ans après la traduction de son premier, The Night.
L’exil peut être intérieur – tel que le vit à Caracas Ulises Kan, le héros du roman – ou extérieur – tel que le vit son auteur, qui a quitté le Venezuela du chavisme, alors gouverné par Nicolás Maduro, en 2015. Nul n’ignore que, face à la crise sociale et économique, à la répression policière et militaire, à l’absence d’ouverture politique, le mouvement de l’exil vénézuélien s’est depuis lors accéléré et amplifié, à tel point que De l’amour des chiens le qualifie de débandade.
Optant, non pour l’examen explicite du chavisme mais pour celui de la déliquescence morale que sa dérive imprime à la société, le roman de Rodrigo Blanco Calderón s’interroge sur la disparition de l’amour ou sur sa possibilité de survie dans de telles circonstances. Lorsque, affolés dans leur fuite, les hommes et les femmes perdent tout sens de la solidarité et de la compassion, lorsque la sympathie au sens le plus fort du terme n’unit plus les êtres (le titre original du livre, paru en 2021 en Espagne, est Simpatía), seuls les chiens, pourtant objet de l’impiété des humains, font preuve d’amour véritable. Car pour métaphore et pour symptôme de l’effondrement des valeurs humanistes dans le Venezuela chaviste, le roman retient l’abandon des chiens que commettent leurs maîtres quittant le pays.
Si l’intrigue rhizomique du roman repose sur l’héroïque histoire d’une course contre la montre afin de créer une fondation pour chiens abandonnés dans un Caracas où règnent l’incurie, la corruption et la violence, le sérieux voire la portée mystique de la fable morale et politique trouve son contrepoint dans l’humour tout britannique de la romancière Elizabeth von Arnim. Une épigraphe de cette cousine de Katherine Mansfield suffit à donner le ton : « I would like, to begin with, to say that though parents, husbands, children, lovers and friends are all very well, they are not dogs. » Des histoires de chiens, qui se font écho les unes aux autres, il s’en trouve à profusion dans l’intrigue. Se tisse ainsi une tapisserie millefleurs, car chacune de ces histoires se voit liée à l’un ou l’autre des fils de la trame, à leurs teintes, à leurs résonances littéraires.
Ulises, orphelin et marié à Paulina, la fille du général à la retraite Martín Ayala, lui-même orphelin, se voit bientôt adopté affectivement par son beau-père, lequel est brouillé avec ses enfants depuis la mort de leur mère. Lorsque Paulina quitte le pays et son mari, le général Ayala, se sachant condamné, établit un testament qui lègue le luxueux appartement du couple à son gendre. La clause prendra effet à la seule condition qu’Ulises crée une fondation pour chiens abandonnés dans sa propriété de « Los Argonautas ». Et ce, dans un délai serré de quatre mois après la mort de Martín, qui ne tarde pas à survenir.
Voilà pour le premier fil de la trame qui allie le suspense et les rebondissements du thriller au souvenir du mythe de la Toison d’or, de l’Odyssée, du Déluge biblique, de l’Arche. Car, contre les efforts de la petite communauté des nouveaux Argonautes, vont se liguer divers intrigants à la solde de Paulina, qui n’entend pas être dépossédée de son appartement. Jouant double ou triple jeu, un avocat véreux, un psychiatre vénal et jusqu’une mystérieuse maîtresse retrouvée inquiètent les journées d’Ulises, navigateur de sa ville et de son destin. Faux-semblants, versions incertaines et contradictoires de l’histoire de la famille Ayala, liée pour partie à celle du pays ou du moins à quelques-unes de ses légendes, sont les obstacles et les embûches que doit surmonter Ulises.
Les apparences du roman à mystère anglais – dans la demeure, une bibliothèque à trappes et à rayons pivotants dissimule des cachettes recélant des coffrets de reliques familiales – s’évanouissent dans une ambiguïté borgésienne entre rêve et réalité. L’enfilade des épisodes du roman où la réalité bifurque entre elle-même et son ombre part joliment d’une allusion à une méditation de Borges sur la fleur de Coleridge. La fraîcheur de la fleur prouve à l’incrédule rêveur la réalité de son séjour au paradis d’où il l’a rapportée. Et Borges de relever la récurrence en variations de ce motif chez Wells puis chez James, concluant à la supériorité de la littérature sur les individus qui l’écrivent. Rodrigo Blanco Calderón recueille la double leçon de la bifurcation de la réalité et des motifs migrateurs de la tradition littéraire.
Nul hasard si De l’amour des chiens fait d’un général ayant ourdi un coup d’État contre Chávez le père putatif d’Ulises l’orphelin. Nul hasard, non plus, si dans la demeure de ce général, acquise auprès d’un autre général soupçonné de rébellion, la bibliothèque arbore une galerie de portraits du Père de la Patrie, le Libertador Simón Bolívar, lui-même veuf, stérile et orphelin. Par ce biais de l’intrigue, le récit entrelace l’histoire familiale des Ayala à l’histoire nationale. L’une se mire dans l’autre, avec une affectueuse dérision, à travers l’amour des chiens, celui de Bolívar pour son mucuchie Nevado, dont la mort sur le champ de bataille aurait arraché une larme au héros, celui d’Altagracia, l’épouse du général Ayala, pour son mucuchie Nevadito, réplique du précédent. Le Bolívar orphelin pleurant Nevado ne saurait être confondu, comprend-on, avec celui dont se réclame la Révolution Bolivarienne de Chávez ; le Père de la Patrie ne saurait être imposé aux Vénézuéliens comme une pétrifiante statue, sans aller jusqu’à sa faillible humanité. Les histoires exemplaires des nombreux orphelins du roman montrent qu’à tout lien de sang la sympathie est préférable, qu’il s’agisse de l’amour des chiens ou de la solidarité entre humains.
Comme pour alléger l’intrigue de toute pesanteur symbolique, chaque motif y trouve son double en filigrane ou son pendant contrasté en un flottant labyrinthe de variations et de mises en abîme que nous sommes invités à déchiffrer ou à simplement savourer. Si Altagracia s’éprend violemment de son chien Nevadito au point qu’elle en néglige son mari, c’est moins à l’image de Bolívar qu’à celle d’Elisabeth von Arnim, dont elle a entrepris de traduire les œuvres complètes. Nadine alias María Elena, l’ardente amante d’Ulises que fêtent les chiens du défunt général, vient parachever ce discours féminin sur l’amour canin par sa lecture des romans d’Elizabeth et des traductions d’Altagracia. Écriture, traduction et lecture incarnent alors les Trois Grâces. L’enquête d’Ulises le mène de la demeure des Argonautas, future Arcadie au pied du mont Ávila, à l’hôtel Humboldt, sa sinistre réplique au sommet de la montagne. Ancien symbole de la prospérité nationale sous une série de dictatures, l’édifice, à demi en ruines, s’est vu transformé en clandestine attraction de foire ou Maison de l’horreur. Entre rêve et veille, Ulises trouve dans la chambre du très vieux gardien de l’hôtel, républicain espagnol, d’anciennes coupures de presse témoignant de légendes du lieu.
Passent alors dans le récit, menaçantes ombres historiques ou géographiques, l’histoire du sous-marin nazi aspiré par un canal subaquatique sous l’Ávila avant d’apparaître au centre de Caracas sur le fleuve Guaire, ou encore celle du volcan caché dans le mont, voué à entrer en éruption et à noyer la ville sous la lave. Or le dernier vœu qu’avait formulé le général Ayala dans une lettre cryptique n’était-il pas que l’Arche fondée aux Argonautas se déplace jusqu’au sommet du mont Ávila ? Exorciser les cauchemars de l’histoire nationale, rêver timidement l’avenir, tel est le double pari qu’entre désenchantement et modeste utopie remporte la fable de Rodrigo Blanco Calderón en misant sur l’infini amour des chiens.