L’écrivain allemand Wolfgang Hilbig (1941-2007) a laissé une œuvre qui, par sa puissance et son originalité, le range définitivement parmi les grands poètes allemands de son temps. Vieille écorcherie dépeint une lente remontée de l’espace et du temps, dans une langue chatoyante remarquablement traduite par Bernard Banoun, qui signe aussi une postface très utile à cet ouvrage, que Wolfgang Hilbig a longtemps modifié avant de le publier.
L’écriture de Wolfgang Hilbig, en vers ou en prose comme ici, est à la fois simple et complexe. Complexe si l’on veut en pénétrer les ressorts profonds, mais simple si l’on se laisse porter par le rythme et la musique de la langue que les différents traducteurs ont épousée au mieux, par la fascinante beauté des images qui allient l’eau et le feu à la terre gluante des carrières à ciel ouvert de son enfance, là où s’embourbe aussi le passé des hommes.
La rédaction définitive de ce livre, traduit et publié pour la première fois en français, coïncide avec la réunification allemande (il a paru en 1991 à Francfort), mais Wolfgang Hilbig l’ébaucha avant 1980, alors qu’il était ouvrier et n’écrivait guère qu’après son travail. Le paysage qu’il décrit dès la première page, une « remémoration » de son enfance, est celui de la région de RDA où il vivait, à la limite de la Thuringe et de la Saxe, façonnée par l’activité minière, mais dépositaire d’une histoire plus ancienne, souvent sombre, où se devine derrière les stigmates des guerres l’empreinte laborieuse de peuples disparus. En une dizaine d’années, ce texte que Wolfgang Hilbig n’imaginait sans doute pas publier s’est transformé, en même temps que se transformait la vie de son auteur et que se réalisait son rêve de devenir un écrivain reconnu. Ce que Wolfgang Hilbig confie de lui-même (et qu’on trouve en annexe dans son Discours de présentation à l’académie) ne saurait être dissocié des événements vécus par un Allemand né en 1941. Mais ce sont les multiples lectures de cet ouvrier autodidacte, entré en littérature dès sa jeunesse, qui ont fait mûrir en lui cette œuvre à la fois singulière et ancrée dans différentes traditions.
Comme s’il revivait après coup le même épisode, le narrateur reconstruit minutieusement une escapade qu’il avait coutume de faire dans son enfance, le long d’un petit cours d’eau. On le voit s’enfoncer dans un paysage à la fois liquide, minéral et végétal, de plus en plus inquiétant au fur et à mesure que le jour tombe, aussi menaçant que celui des contes. Une odeur inconnue, nauséabonde, l’effraie ; une sorte de remblai arrête sa marche : de l’autre côté commence une zone dangereuse, sur laquelle courent au village toutes sortes de bruits. Trop tard pour s’y risquer, c’est l’heure pour l’enfant de rentrer chez lui, où il revivra le soir dans l’obscurité de sa chambre les émois, les désirs et les peurs de son aventure. Il lui faudra du temps pour franchir l’obstacle et voir de ses yeux ce qu’il avait fantasmé.
Pénétrant dans la substance même du paysage, il se remémore avec précision l’étrange impression d’être à la fois soi-même et ce qui s’offre à la vue, dans une union quasi mystique (faut-il dire : romantique ?) avec la nature. Une communication simple et directe, dépourvue d’exaltation, due à cette acuité des sens qui déjà révèle en lui comme une évidence le poète qu’il va devenir : « Et quand je cessais de marcher et tendais l’oreille, j’imaginais parfois être moi-même sous ce couvert en rameaux de saules, et je croyais m’écouler avec l’eau, balançant sous le baldaquin noir des rameaux ». C’est dans cet univers crépusculaire qu’il se découvre, et non dans la lumière du jour et le relatif confort de l’appartement où l’attendent ceux qui ne le comprennent pas.
Le réel ici se plie sans effort apparent à la pression de l’imaginaire ; le rêve et la mémoire s’en mêlent ; l’espace et le temps s’interpénètrent, se superposent, s’unissent. Car celui qui tient la plume est en même temps celui qui marche et sonde de son pied la terre autour de lui. La description de cette lente remontée de la rivière jusqu’à un but aussi redouté que désiré, souvent interrompue, toujours recommencée, peut faire songer à d’autres écrivains marcheurs, à Joseph Conrad peut-être, ou plus près de nous à Peter Handke ou à Esther Kinsky. Mais les longues phrases de Wolfgang Hilbig n’appartiennent qu’à lui ; avec leurs couleurs et leur musique, elles s’étirent comme une mélopée douloureuse où le temps cesse de compter (à moins qu’il ne fût inutile de le compter).
Wolfgang Hilbig creuse la mémoire comme on creuse depuis longtemps le sol dans ce pays minier. Voir ce qui n’est plus, ou ce qu’on cache.
Se risquer au dehors, pousser plus loin l’aventure, se retrouver ensuite, hésitant, face à la porte de chez soi : ce que le narrateur vit est une métaphore de son propre destin, de sa crainte d’être réduit « à ce pitoyable moi en attente de tout ce gigantesque fardeau de son avenir, dont il resterait irrémédiablement captif ». Quelle est sa place entre le temps qui n’est pas encore et celui qui s’est évanoui, aussi inconsistants l’un que l’autre ? Le texte décline sur plusieurs tons une inquiétude fondamentale, une expérience existentielle intimement mêlée à un épisode plusieurs fois revécu.
Si le futur se vit dans l’imaginaire, le passé laisse des traces sur la terre ou sous la terre, comme il en laisse dans le souvenir. « Par-dessus quoi passions-nous en fait : sur du passé sous silence, sur du disparu, sur la substance première de nous-mêmes, sur le silence dans nos pensées. » Alors, Wolfgang Hilbig creuse la mémoire comme on creuse depuis longtemps le sol dans ce pays minier. Voir ce qui n’est plus, ou ce qu’on cache : ce que fit avec d’autres moyens littéraires Georges Perec, cet autre blessé de la vie hanté par la disparition et l’absence. Chercher l’ombre d’un père évanoui à Stalingrad, imaginer l’autre versant d’un remblai : comme pour conjurer le manque, le poète se fait archéologue du lieu, du temps et de lui-même, recherchant dans l’expression poétique le lien perdu ou rompu avec la vie.
Car le narrateur comprend vite que la tension qu’il ressent crée en lui le désir d’écrire, à condition d’« oser un pas subtil du stable vers l’instable ». On assiste en réalité à la naissance de sa vocation de poète lorsque se révèle à lui, devant « la vie inconnue et qu’on disait morte », une langue qui remplacera le langage défaillant. « Obscure expression qui n’avait pas besoin de mots, de noms, de pensées logiques », elle se nourrira « des sensations ineffables du souffle qui précipitait [son] sang ou engourdissait ses pulsations ». Les mots qui vaudront par leur consistance et leur pouvoir évocateur plus que par leur signification pourront alors donner forme à un récit réunissant le visible et l’évocation (ou l’invocation) de ce qui y est enfoui, de ce qui exista il y a trente, cinquante ou deux mille ans, toujours offert à qui sait le voir.
Vers le milieu du récit, tombe enfin le nom du lieu situé au-delà de la limite interdite : l’« écorcherie », une usine de mort où les carcasses d’animaux découpées par les équarrisseurs sont transformées en savon dans une indescriptible puanteur. De quoi faire surgir l’image d’autres lieux, où l’on ne traitait pas des carcasses animales… Le passé allemand s’invite ici d’autant plus naturellement que l’usine s’appelle Germania II, du nom d’une ancienne mine où résonnent encore les vieux appétits nationalistes. L’enfant a pressenti que l’histoire de cet endroit, reléguée dans l’usine sinistre et dans les excavations minières comme dans la mémoire des hommes, est aussi sombre et aussi mortifère que le paysage. La remontée « romantique » du ruisseau était donc un prélude à l’irruption du passé, du plus récent à celui où l’histoire s’abolit dans la légende.
Incendie d’un Walhalla de pacotille ou cataclysme de fin des temps, le texte s’achève sur un final apocalyptique. Le clair de lune s’abîme « dans une profondeur traîtresse où l’engloutit une gueule noire », un Léviathan surgit qui précipite Germania II en enfer, « emportant tout ce qui en elle vivait ou était déjà mort ». Dans une ultime facétie du poète, ceux qui vivent ou ont vécu dans ce pays héritent du nom que s’est donné Ulysse pour tromper Polyphème : et « l’engeance de Personne » subit le châtiment qu’elle mérite pour son silence ou son indifférence durant les années de dictature, pour n’avoir rien su du « savoir de tout le monde ».
Le vocabulaire aussi est emporté dans le tourbillon de ce final dantesque. Les images surgissent en feu d’artifice ; dans une longue invocation rageuse, la « vieille écorcherie » devient « vieille ténèbrerie », « vieille tapaillerie », prend toutes sortes de noms fantaisistes, mais qui nous parlent immédiatement : peut-être est-ce là cette « écriture stellaire, flexueuse et tombée des airs en bourdonnant tout bas », capable de dire ce que l’enfant-poète redoutait de trouver derrière le remblai qui lui barrait la route. Mais les mots se fissurent, leurs syllabes se délitent, comme si la terre les engloutissait à leur tour, et dans le silence revenu les minotaures paissent sur les ruines de Germania II.